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detresse

Une gamine sans nom

Une gamine sans nom

Prologue

L'adolescente arrêta son vélo sur le bord de la route menant au Col de Murs. Le paysage était magnifique. Elle aimait tellement cette région, cet endroit privilégié où l'on avait l’impression que rien ne pouvait arriver, que le temps s'arrêtait, que tout était possible, même le bonheur.

Sauf pour elle. Pour elle, rien n’était possible. Sa destinée était toute tracée. Elle devait souffrir, être malheureuse, mal aimée, solitaire…

Elle m’assit sur un muret de pierres sèches, contemplant le paysage brûlé par le soleil, écoutant le chant des cigales. Puis elle se ravisa. Elle avait envie de solitude et même si l’endroit était tranquille, il y passait quand même de temps en temps l’une ou l’autre voiture. Et elle voulais être seule. Elle avait besoin d’être seule avec moi-même. Une dernière fois.

Elle repris son vélo qu'elle poussa tout le long d'un sentier de chèvre s’enfonçant dans la garrigue jusqu’à un endroit où elle était sûre que personne ne viendrait la déranger.

De la sacoche de son vélo, elle tira le pistolet automatique de son père qu'elle affectionnait. Celui avec la crosse en nacre blanc. L’un de ceux qui devait lui revenir lorsqu'elle hériterait. Elle mit le canon dans sa bouche en se disant que personne ne la retrouverait jamais dans cet endroit perdu et appuya sur la détente…

Elle allait avoir seize ans. Elle s’appelait Fabienne...

Elle ne savait pas comment elle faisait pour s'en rappeler encore après tant d'années. Elle était l'enfant sans nom. La gamine sans nom plutôt...

Son père et sa mère ne l'avaient jamais appelée autrement que la gamine. Ils ne s'étaient jamais adressés à elle autrement qu'en l'appelant « Hé toi ! » ou « Dis ».

Jamais « Fabienne » ou « Chérie » ou encore « Trésor » comme le faisaient d'autres parents.

Rien de tout cela.

Rien que des pronoms impersonnels. Comme si elle n'était pas un être humain à part entière. Comme si elle n'était pas une enfant, mais un petit morceau de chair arrivé sur terre. On ne sait trop comment. On ne sait trop pourquoi. Elle n'irait pas jusqu'à dire par erreur, puisque parait-il, elle était une enfant désirée. Mais désirée pourquoi ? Par qui ? Elle se l'était toujours demandé.

Ses parents voulaient un enfant pour le modeler selon leurs principes et leurs critères.

Malgré tous leurs efforts et malgré toute sa bonne volonté, Fabienne les avait déçus. Elle n'était pas la fille qu'ils souhaitaient avoir.

Elle avait pourtant réellement essayer de ressembler à l'image de la fille idéale selon eux. Elle avait fait de réels efforts pour étouffer sa véritable personnalité. Pour la détruire, l'effacer et reconstruire à sa place la personnalité que ses parents voulaient lui voir endosser. Mais elle devait se rendre à l'évidence, elle avait lamentablement échoué. Tout comme elle échouerait par la suite dans tout ce qu'elle entreprendrait.

Elle était nulle.

Elle ne valait rien.

Elle ne servait à rien.

Combien de fois son père ne lui avait-il pas répété qu'elle n'arriverait jamais à rien dans la vie. Depuis son plus jeune âge, Fabienne n'entendait que cela. « Tu ne feras jamais d'études », « Tu es une incapable », « Tu n'auras jamais de boulot », « Tu n'arriveras jamais à rien dans la vie », « Tu es juste bonne à devenir une ouvrière qui visse les boulons ou qui balaie les cours d'usine ! »

Son père le lui avait tellement répété qu'il avait fini par l'en persuader. A force d'entendre seriner les mêmes choses, on finit par y croire. Et puis surtout, on croit d'instinct les adultes, et à plus forte raison ses parents.

Elle ne savait pas très bien pourquoi elle était née. Sa mère lui avait toujours répété qu'elle ne s'était mariée que parce qu'elle voulait avoir des enfants. Parce qu'à l'époque, être fille-mère était très mal vu. Mais Fabienne n'arrivait pas à comprendre qu'une mère puisse vouloir un enfant, puis l'abandonner moralement par la suite.

Elle ne savait pas comment expliquer tout cela. Les mots jaillissaient pêle-mêle sans réussir à exprimer ce qu'elle ressentais. Les émotions et les sentiments l'envahissaient tant sa souffrance morale était grande. Consigner tout cela sur papier dans son journal intime lui semblait aussi difficile qu'éponger une inondation avec une éponge ou un papier-buvard.

Elle ignorait pourquoi elle était née. Elle ignorait à quoi elle servait et quel était son rôle sur cette Terre.

Elle se demandait souvent si quelqu'un se souvenait encore de la petite fille, née par un soir torride d'été. Puis elle essayait d'effacer ce sentiment. Il ne fallait pas qu'elle craque. Il ne fallait pas qu'elle s'apitoie sur son sort.

Elle n'en valait pas la peine. Et puis, à quoi bon puisque tout le monde s'en fichait ?

Elle ne servait à rien.

Elle ne servait à personne.

Elle ne savais rien faire de bon, ne faisait jamais rien de bien.

Rien ne lui avait jamais réussi.

Personne n'avait besoin d'elle.

Depuis la mort de sa grand-mère, elle n'avait plus de famille. Elle n'existait plus, même pour sa propre mère.

Sa mère s'en fichait. Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait rien. Elle ne voulait rien comprendre. Elle ne voulait rien entendre. Tout ce qui comptait pour elle, c'était sa tranquillité. Peu lui importait si la vie de l'enfant qu'elle avait un jour mise au monde en prétendant l'avoir désiré, n'était qu'un long cauchemar.

Sa mère.

Pendant toute son enfance, Fabienne l'avait prise pour modèle. Elle l'avait admirée, aimée, placée par-dessus tout et tous. Elle avait cru qu'elle était une femme parfaite, une mère parfaite.

Elle lui avait donné tout son amour.

Elle lui avait donné tout son respect.
Elle lui avait donné toute sa compréhension.

Elle lui avait donné toute son énergie.

Et lorsqu'elle n'a plus eu besoin de Fabienne, elle l'avait jetée comme un torchon sale dont on veut se débarrasser au plus vite. Pour qu'il ne fasse pas tache dans sa vie impeccable. Pour qu'elle puisse très vite se décharger de toute responsabilité. Pour que le gâchis qu'était la vie de son enfant ne lui soit imputé qu'à elle-même.

Sa mère ne pourrait supporter d'avoir la moindre responsabilité. Et ce qu'elle ne peut supporter, elle le nie tout simplement. Elle le nie tellement fort qu'elle finit par s'en convaincre elle-même.

Fabienne ne se souvenait pas d'avoir un jour appelé sa mère « maman ». Elle ne se souvenait de l'avoir appelée qu'en disant « Hé ! » ou en parlant fort ou en la regardant afin qu'elle sache qu'elle s'adresse à elle. Ou encore en ne l'appelant pas, tout simplement.

Elle ignorait pourquoi, mais confusément elle ressentait le fait de dire « maman » comme une preuve de faiblesse de sa part.

Aujourd'hui, il lui restait des séquelles. Fabienne éprouvait les plus grandes difficultés à appeler quelqu'un par son prénom, à dire « monsieur » ou « madame », à appeler les choses, objets, animaux par leur nom.

Elle savait que cela venait de là, mais ignorait pourquoi.

Pourtant, sa mère n'était pas méchante. Elle s'occupait bien de Fabienne et de son frère David. Elle les lavait et leur avait appris à se laver. Leur petit déjeuner était prêt tous les matins sur la table de la cuisine au moment où ils se levaient. Le repas du soir était toujours prêt également et ils n'avaient jamais manqué de rien. Ou plutôt, ils n'avaient jamais eu faim et le frigo était toujours rempli. Elle les emmenait chez le pédiatre. Ils avaient reçu tous leurs vaccins. Bref, selon ses propres critères, elle était une mère parfaite.

Selon ce que pensait Fabienne aussi. Pour elle, c'était elle qui était en cause. Elle qui était responsable de tout.

Mais. Le mot qui vient ensuite est « mais ».

S'il n'y avait pas eu Lui. Son père. Celui que Fabienne n'avait jamais réussi non plus à appeler « papa ». Pour la même raison qu'elle ne parvenait pas à appeler sa mère « maman » ? Cela Fabienne n'en savait rien. Bien qu'elle ressentait une différence. Autant prononcer le mot « maman » lui semblait une preuve de faiblesse, la démonstration de son besoin d'amour. Autant elle ressentait comme une terrible humiliation, une honte sans nom de prononcer le mot « papa ». Cela lui arrachait le cœur, les tripes, les entrailles...

Pourtant, appeler son grand-père « bon-papa » ne la gênait en revanche absolument pas.

Pourquoi ?

Elle n'en savait rien.

Peut-être pour toute l'histoire de Fabienne en général ou peut-être uniquement pour un point de détail de son histoire.

Elle ne savait pas.

Elle n'en savait rien.

Elle essayait de trouver des réponses depuis des années sans jamais y parvenir. Même si elle en avait trouvé certaines. Sans être sûre toutefois que les réponses qu'elle avait trouvées étaient exactes.

Donc, s'il n'y avait pas eu Lui, sa mère aurait sans doute été vraiment la meilleure des mères. La meilleure des femmes. Seulement il détruisait et salissait tout ce qu'il touchait, tout ce qu'il approchait. Il rendait les gens mauvais, haineux. Il faisait ressortir tout ce qu'il pouvait y avoir de pire en tout ceux qui l'approchaient. Et aussi en tout ceux qui étaient obligés de vivre près de lui.

Ainsi Fabienne n'avait pas mûri, elle avait pourri.

Sa mère était normale. Avant. D'après les échos que Fabienne avait eu de la part de sa famille maternelle, sa mère était, avant son mariage, une jeune femme très jolie, sympathique, coquette, aimant rire, danser, s'amuser, avoir des amis... Une jeune femme qui plaisait. Une jeune femme qu'on aimait. Une jeune femme comme des milliers d'autres. Une jeune femme qui aurait pu connaître un tout autre destin si elle s'était mariée avec un gentil garçon plutôt qu'avec Lui.

Mais voilà, c’était lui qu’elle avait choisi.

Pourquoi ? Le mystère reste entier.

Bien sûr il était beau garçon, il avait « une bonne situation », il s’exprimait bien, il était cultivé… Mais elle ne l’aimait pas. Elle ne l’a jamais aimé. Elle n’a jamais vibré d’amour pour lui. Elle l’a simplement épousé parce qu’il était beau et avait une bonne situation et qu’il lui semblait idéal pour avoir des enfants.

Elle ne l’aimait pas, pourtant elle a refusé d’écouter sa mère qui la mettait en garde contre lui car elle avait immédiatement percé sa véritable personnalité à jour.

La grand-mère de Fabienne était terriblement psychologue et pouvait jauger une personne au premier coup d’œil, même à travers un écran de télévision. Et il ne lui avait fallu que quelques discussions avec Lui pour comprendre qu'il était un homme dangereux pour sa fille et ses futurs petits-enfants. Un homme qui ne devait pas se marier. Surtout avec sa fille !

Malheureusement pour Fabienne et David, leur mère a refusé d'écouter la sienne.

Combien de fois, par la suite, sa grand-mère ne raconterait-elle pas à Fabienne que sa mère avait ignoré toutes ses mises en garde lorsqu'elle l'avait suppliée, jusqu'au dernier moment, le jour même de son mariage, de ne pas épouser cet homme qui ferait son malheur ?

Combien de fois, la grand-mère de Fabienne ne lui demanderait-elle pas en pleurant, de protéger sa fille, son unique fille, car elle était malheureuse avec lui mais ne le quitterait jamais ?

Combien de fois sa grand-mère ne lui demanderait-elle pas de « mettre de l'eau dans son vin », pour « sa mère », parce que Fabienne elle, pourrait partir, quitter la maison, se marier un jour, mais sa mère ne le quitterait jamais. Elle était trop faible. Trop fragile. Trop naïve. Elle s'était condamnée elle-même à vivre avec lui jusqu'à la fin de ses jours ?

Combien de fois, sa grand-mère, remplie de haine à l'égard de son père, ne répétera t'elle pas à Fabienne qu'elle aimerait qu'il crève, qu'il encastre sa voiture contre un pylône et qu'il libère sa fille et ses petits-enfants de sa présence ?

Fabienne avait sincèrement essayé de tout mettre en œuvre pour faire plaisir à sa grand-mère qu'elle adorait. C'était même la personne qu'elle aimait le plus au monde. Elle voulait lui faire plaisir. Elle voulait aussi protéger sa mère. Elle essayait de « mettre de l'eau dans son vin », faisant des efforts quelquefois surhumains.

Mais cela ne fonctionnait jamais.

Fabienne n'était qu'une enfant.

Elle se sentait investie d'une responsabilité bien trop grande pour son âge.

Et surtout, quoi qu'elle fasse, quoi qu'elle dise ou qu'elle ne dise pas, ses paroles, ses silences, ses actes étaient interprétés de manière totalement contraire au message qu'elle essayait de faire passer.

Fabienne ne savait pas comment exprimer tout cela.

Elle voulait sincèrement faire plaisir à sa grand-mère. Elle voulait sincèrement protéger sa mère.

Elle comprenait, qu'ayant perdu jadis une petite fille de 23 mois, sa grand-mère ait très peur qu'il n'arrive quelque chose à sa deuxième fille et ferait n'importe quoi pour la préserver, la protéger, mais qu'elle était fragilisée par son âge et son état de santé. Donc Fabienne se devait de faire tout ce qu'elle pouvait pour la remplacer. Pour faire ce que sa grand-mère aurait voulu savoir faire et pour protéger sa mère à sa place.

Elle avait essayé. Vraiment essayé. Mais elle avait échoué, comme elle avait tout échoué dans sa vie. Peut-être à cause de cela finalement. Parce qu'elle n'était pas parvenue à protéger ma mère comme le lui avait demandé sa grand-mère.

Pourtant elle en avait fait des efforts. Elle s'était laissé insulter, humilier, rabaisser en essayant de ne jamais réagir. Enfin, de réagir le moins possible car il est vrai qu'à certains moment Fabienne n'en pouvait plus d'entendre sa mère lui répéter : « Tais-toi ! Laisse le dire ! Sois plus adulte que lui ! Fais semblant d'avoir tort. Donne lui raison, il ne supporte pas qu'on le contrarie même quand il a tort ! » (Surtout quand il a tort aurait-elle du préciser.

Fabienne l'avait fait. Elle avait fait tout son possible. Elle avait toujours « pris sur elle ». Endossé des faits inexistants, des fautes imaginaires, pour tenir la promesse faite à sa grand-mère et protéger sa mère qui la suppliait : « Laisse le faire ! Laisse le dire ! Ne réponds pas sinon il va encore nous mener une vie impossible ! »

Une vie impossible !

Le mot est tellement faible.

Lorsqu'on osait le contrarier si peu que ce soit, il se mettait à hurler, la bave aux lèvres, devenant tout rouge, que toute la famille était contre lui. Que sa femme et ses enfants étaient des traîtres. Que les frères de sa femme la « remontaient » contre lui. Que la mère de sa femme et même ses parents à lui, ainsi que toute sa famille et celle de sa femme « remontaient » ses enfants contre lui afin que nous le détestions. Qu'ils poussaient ses enfants à le haïr, à le contredire, à le trahir...

Et le cris duraient quelquefois des heures, puis étaient suivis d'une période de bouderie pouvant varier entre quelques jours et une année complète sans adresser la parole à qui que ce soit... Se contentant de se mettre parfois à hurler sa haine, son mépris et sa rage envers sa femme et ses enfants.

Mais il fallait se taire. Ne rien dire. Accepter de faire semblant d'avoir tort. Le laisser dire des choses horribles, insultantes, humiliantes, rabaissantes, injustes, méchantes sans réagir.

En même temps de faire semblant d'avoir tort, Fabienne devait également comprendre sa mère qui lui expliquait qu'elle n'en pouvait plus. Elle était persuadée ou se persuadait ne pas pouvoir quitter son mari en expliquant à Fabienne qu'il était tellement puissant qu'il parviendrait à lui prendre ses enfants, à les aliéner contre elle et à l'empêcher de les revoir parce qu'il gagnait mieux sa vie qu'elle, il était propriétaire, il avait de l'argent, des relations...

Et Fabienne la croyait. Elle admirait son courage de rester avec cet homme. De ne pas fuir seule. De rester uniquement pour protéger ses enfants. Et elle redoublait d'efforts (inutiles) pour lui faciliter la vie.

Le doute ne s'est infiltré en Fabienne que bien des années plus tard. Lorsque, évoquant la possibilité d'une séparation avec Lui, sa mère avait objecté que dans ce cas, elle devrait racheter des meubles car elle n'oserait jamais réclamer la moitié des biens qu'elle avait pourtant payé de compte à demi avec lui. Elle devrait assumer un loyer et des charges alors que, vivant chez lui, la maison était payée puisqu'il était déjà propriétaire. Et puis, elle ne pourrait plus jamais partir en vacances alors que maintenant elle en avait pris l'habitude et ce serait trop dur d'y renoncer. Fabienne pouvait bien faire encore quelques efforts pour le supporter. Plus tard elle quitterait la maison et échapperait à tout cela. Elle ne devait pas être égoïste.

Mais ce n'était encore qu'un simple doute. Fabienne se sentait bien trop coupable d'exister et d'être la cause de la destruction du couple de ses parents pour chercher plus avant.

C'était normal qu'elle souffrait puisque tout était de sa faute. La haine de son père à son encontre, la mésentente entre ses parents, la famille qui était « contre lui », tout cela était de la faute de Fabienne. Donc elle ne méritait rien. Ni amour, ni compréhension. D'ailleurs, Il l'a décidé ainsi depuis bien longtemps. « Elle n'a droit à RIEN après ce qu'elle a fait ! ». Au point que c'était devenu un fait établi pour sa mère et son frère également.

Alors Fabienne finit par se convaincre qu'elle ne méritait rien. Qu'elle était une fille indigne. Elle n'avait pas droit au bonheur, à l'amour, à un travail valorisant, à des vacances parce qu'elle ne le méritait pas.

Le doute s'était pourtant transformé en certitude qui fait mal, le jour où sa mère dit à Fabienne : « Oui c'est vrai, je ne m'entends pas avec lui, mais c'est à cause de toi ! C'est ta faute ! C'est parce qu'il ne t'aime pas ! Je n'aurais aucun problème avec lui si tu n'étais pas là et si je ne devais pas toujours te défendre contre lui, parce qu'alors il m'accuse de prendre ton parti, d'être de ton côté contre lui ! »

Fabienne ressentit cette phrase comme un coup de poignard en plein cœur. Elle avait tout donné à sa mère. Son amour, sa vie, son énergie, sa personnalité, ses goûts, ses envies. Elle s’efforçait également de lui rendre la vie plus facile en l'aidant, dans la mesure de ses possibilités et de ses horaires scolaires aux travaux ménagers. Courses, nettoyage, repassage, vaisselle. Et Fabienne trouvait cela normal. Elle n'estimait pas être exploitée et ne se plaignait pas. C'était normal d'aider sa mère, sa grand-mère, sa famille. Sa mère rentrait le soir du travail très fatiguée. Elle se levait tôt et en plus de son travail, s'occupait seule de toutes les charges de la maison si Fabienne ne l'aidait pas. Elle n'avait pas un instant à elle. Pas la possibilité de regarder un film. Alors oui, Fabienne trouvait normal de l'aider.

Pendant des heures lorsqu'elles étaient seules à deux, Fabienne écoutait sa mère lui expliquer sa vie avec son père. Le fait qu'elle n'était pas heureuse. Elle n'aurait pas du l'épouser mais elle ne pouvait pas le quitter « pour les enfants », pour les protéger, pour qu'ils ne tombent pas « entre ses pattes ». Elle expliquait qu'il était en train de devenir fou à cause de la relation avec sa mère qui se rapprochait de celle de Norman Bates avec sa mère dans « Psychose ». Que certains membres de sa famille étaient morts fous. Notamment une cousine qui n'avait pas supporté la mort de sa mère.

En fait, personne n'osait s'opposer à lui. Tout le monde lui donnait raison pour lui faire plaisir ou par peur ou pour ne plus l'entendre hurler des inepties. Cette attitude de la part de tous les membres de sa famille et belle-famille finit par le conforter définitivement dans le sentiment qu'il détenait le savoir universel. Personne, absolument personne n'avait le droit de le contrarier ni de le contredire. Il avait toujours raison. Les autres avaient toujours tort. Et ceux qui ne vivaient pas selon ses critères étaient fous. C'était aussi simple que cela.

Fabienne avait écouté sa mère lui expliquer qu'elle n'aimait pas son mari. Elle le détestait. Elle le méprisait. Elle ne l'avait jamais aimé. Elle faisait tout et lui rien. Ce qui était vrai. Il lui rappelait et lui démontrait sans cesse qu'elle avait moins de valeur que lui parce qu'elle venait d'un milieu pauvre et gagnait moins bien sa vie que lui. Il n'avait jamais rien donné pour l'éducation de ses enfants. Elle les avait élevés seule, avec son seul salaire et ni Fabienne, ni David n'avaient à lui dire merci de quoi que ce soit. Il ne payait que les charges de la maison, économisant la presque totalité de son salaire tandis qu'elle dépensait chaque mois tout son salaire pour les besoins du ménage. A cause de cela elle ne parvenait pas à mettre le moindre cent de côté alors qu'elle travaillait depuis l'âge de 13 ans.

Fabienne avait consolé sa mère. Elle était resté avec elle. Près d'elle. Elle ne l'avait jamais abandonnée ni laissée seule.

Mieux encore, elle s'était coulée dans le moule de la fille idéale pour faire plaisir à sa mère et tenter de compenser un peu le cauchemar qu'était sa vie. Elle faisait semblant d'être une adolescente qu'elle n'était pas en réalité. Elle feignait aimer des choses qu'elle n'appréciait pas du tout. De ne pas aimer des choses qu'elle aimait. Elle montrait une personnalité tout à fait différente de celle qui était la sienne propre et qu'elle étouffait au fond d'elle-même pour ne pas faire de peine à sa mère. Pour ne pas la décevoir. Et aussi pour ne pas la faire passer pour une menteuse aux yeux de la famille, de ses collègues, des gens qu'elle connaissait et à qui elle présentait Fabienne telle qu'elle n'était pas du tout.

C'était dur de vivre dans la peau d'une autre. D'une autre qui n'existait pas. De ne pas pouvoir être soi-même. Jamais. De devoir étouffer sa personnalité.

Accepter d'étouffer sa personnalité au point même de faire semblant d'être du signe de la Vierge comme sa mère le souhaitait, alors qu'en réalité Fabienne était Lion.

C'était dur, mais pour sa mère, Fabienne le faisait. C'était un cadeau qu'elle lui faisait. Fabienne offrait à sa mère la fille qu'elle aurait voulu avoir mais qu'elle n'était pas. Mais sa mère n'a jamais compris la valeur de ce cadeau ni l'amour infini que lui portait sa fille. Un amour infini au point de lui offrir plus que sa propre vie, jusqu'à son âme dans l'espoir d'un peu d'amour et de respect en retour.

Un jour, Fabienne essaya de faire comprendre à sa mère à quel point celle-ci l'avait blessée en lui disant : « si tu n’avais pas été là je n’aurais eu aucun problème avec lui… », la réponse de sa mère fut :

« Tu essaies vraiment toujours de culpabiliser les autres toi ! »

Et pourtant non. Fabienne n'essayait pas du tout de culpabiliser sa mère en lui rappelant ces paroles. Elle voulait simplement la faire réfléchir. Lui faire réaliser que le fait qu'elle en arrive à avoir tellement peur de son mari (Fabienne était incapable de dire « mon père »), qu'elle reprochait à sa propre fille d'être née et que cela la blessait au plus profond de son être.

Pourquoi agissait-elle ainsi ? Elle avait pourtant eu une mère elle. Une mère qui s'était toujours préoccupée de sa fille. Une mère qui l'avait aimée et protégée jusqu'au dernier jour de sa vie. Une mère qui l'avait toujours aidée et soutenue, quoi qu'elle dise, quoi qu'elle fasse. Qu'elle ait tort ou raison. Une mère qui avait toujours pris sa défense. Donc la mère de Fabienne ne pouvait invoquer l'excuse d'avoir manqué d'amour maternel ou d'ignorer ce qu'était l'amour. Elle avait eu le plus bel exemple de mère que l'on puisse avoir. Alors pourquoi n'avait-elle pas su être une mère pour Fabienne ? Pourquoi avait-elle sacrifiée à un homme qu'elle n'avait jamais aimé et dont elle avait peur ?

Jamais sa mère à elle n'aurait agi ainsi. Jamais. Sa mère se serait battue contre vents et marées pour protéger sa fille.

Lui ne lui offrait rien. Rien que du mépris, de la méchanceté. Une vie indigne de servante, même pas payée. Toujours occupée à nettoyer, astiquer une maison qu'elle payait avec lui mais qui ne lui appartiendrait jamais car il avait fait mettre l'acte de propriété à son seul nom à lui. « Parce que les femmes sont toutes les mêmes ! Toutes des voleuses, des profiteuses qui ne recherchent un mari aisé et propriétaire que pour divorcer par la suite en emportant la moitié des biens et de l'argent... »

Fabienne offrait à sa mère tout ce qu'elle pouvait lui donner. Elle ne demandait qu'à lui montrer à quel point son amour était profond. Elle aimait, respectait et admirait sa mère. Elle l'aidait, l'écoutait, la conseillait. Et pourtant il suffisait d'un rien pour qu'elle se retourne vers le mari qu'elle prétendait détester et mépriser et pour qu'elle dénigre sa fille.

Elle allait même jusqu'à reprocher à sa propre fille d'avoir écouté ses confidences lorsqu'elle s'était mise à lui raconter sa vie avec lui depuis le début de leur mariage.

A force de voir son mari agir méchamment avec Fabienne, sa mère avait fini par lui raconter les méchancetés qu'il lui avait faites à elle... pour ensuite reprocher à sa fille de ne pas aimer son père, de ne pas le comprendre, de refuser de faire des efforts... et surtout de ne pas avoir compris qu'elle n'aurait pas du lui raconter cela car elle était trop jeune !

Fabienne ne savait plus où elle en était ni comment réagir. Elle passait son enfance à ne pas savoir sur quel pied danser. Rien n'était jamais bon. Lorsqu'elle faisait un telle chose, une fois c'était parfait, et une autre fois, la même chose était une catastrophe. Et dans tous les cas Fabienne aurait du le prévoir, l'imaginer.

Elle passait son enfance à ne pas être une enfant.

D'ailleurs à chaque anniversaire on la vieillissait d'un an par rapport à son âge réel. « Ah tu as X ans, maintenant tu vas sur tes Y ! »

Fabienne n'avait même pas le temps de profiter de l'âge qu'elle avait réellement. C'était peut-être bête expliqué comme cela, mais son enfance en avait été terriblement perturbée. Toujours cette impression de devoir jouer un rôle, d'être obligée d'être quelqu'un d'autre, d'avoir un autre signe du Zodiaque aussi car le signe du Lion n'était pas un « bon » signe.

Fabienne venait d'avoir 7 ans, mais pour ses parents elle en avait déjà 8. Elle ne savait plus où elle en était ni ce qu'elle devait répondre lorsqu'on l'interrogeait.

La petite fille finit par s'enfermer dans le silence parce qu'elle était envahie par trop de sensations, de sentiments. Trop de paroles impossibles à prononcer. Trop de contradictions engendrant une terreur de mal faire. Trop de non compréhension. Trop de tout.

Fabienne avait bien trop peur de laisser échapper quelque chose qu'elle n'avait pas le droit de dire sous peine de passer pour une traîtresse. Sous peine d'exciter la rage, la haine et les hurlements de son père. Sans compter la colère de sa mère : « C'est ta faute ! C'est encore une fois toi qui l'a énervé ! A cause de toi il va encore me mener une vie impossible ! »

Fabienne passa son enfance à ne pas être une enfant. On lui répétait encore et encore qu'elle n'en n'était plus une. « Tu as 6 ans, tu n'es plus une enfant tout de même ! » ou encore « A 8 ans ton grand-père maternel travaillait déjà comme maçon et toi tu n'es qu'une fainéante qui te contente d'aller à l'école ! Tu ne rapportes rien à la maison ! Tu ne participe pas aux frais du ménage ! On doit t'entretenir ! Tu n'as pas honte ? »

Oui c'était vrai. Son grand-père maternel avait débuté comme maçon à 8 ans. Mais c'était au début du siècle ! Et Lui, Lui qui parlait du père de sa femme qu'il n'avait même pas connu. Il n'avait pas du tout été travailler à 8 ans. Il avait été un enfant. Traité comme un enfant. Il avait pu faire des études malgré le fait qu'il était né juste avant la guerre et qu'à cette époque la vie n'était facile pour personne.

Alors pourquoi répétait-il sans arrêt à Fabienne qu'elle n'était qu'une enfant pourrie et fainéante ne faisant rien d'autre qu'aller à l'école ? Fabienne ne comprenait pas et se demandait vainement ce qu'elle aurait pu faire d'autre ? Pourquoi voulait-Il faire vivre à sa fille des expériences que lui même n'avait pas vécues ? Pourquoi Fabienne n'avait-elle pas droit à ce que Lui avait eu et qui n'était pas bien méchant ?

Que cherchait-il à faire ?

Fabienne était frustrée. Elle avait le sentiment qu'on lui volait une partie de son enfance, de sa vie, de son âme. Elle n'osait pas le dire ni même l'évoquer dans son journal intime tant cela lui semblait stupide et ridicule. Pourtant elle était terriblement malheureuse.

Fabienne ne s'était jamais sentie à l'aise. Ni chez elle, ni à l'école, ni nulle part. Elle avait l'impression de n'être à sa place nulle part. D'être en transit depuis toujours et pour toujours.

Pourtant, à en croire son parrain et sa grand-mère maternelle, il aurait été une époque où elle aurait été une enfant différente. Une petite fille heureuse et épanouie. Elle aurait même chanté, dansé, ri et parlé...

Une autre époque, un autre monde, car elle ne s'en souvenait absolument pas.

D'après son parrain, cela aurait duré jusqu'à ses 3 ans. Ensuite c'était comme si Fabienne n'était plus la même enfant. Plus jamais elle n'a parlé, chanté, ri, dansé. Elle s'est enfermée dans un mutisme dont elle finirait par ne plus jamais sortir.

A l'école maternelle, Fabienne n'ouvrait pas la bouche. Déjà là elle ne se sentait pas à sa place au milieu des enfants de son âge. Elle ne comprenait pas pourquoi ses parents l'avaient envoyé dans cet endroit. Elle ne parvenait plus à se rappeler si on lui avait expliqué où elle allait et pourquoi. Elle ne s'en rappelait plus du tout. Tout ce dont elle se souvenait c'était qu'elle se sentait aussi mal que possible au milieu des enfants. Elle avait l'impression qu'ils la regardaient, qu'ils la jugeaient.

Par la suite, Fabienne apprit que sa grand-mère paternelle avait fait croire à ses parents que la petite fille lui aurait dit souhaiter aller à l'école. Ce n'était pas vrai. Fabienne n'avait pas du tout envie d'y aller. Elle comprenait parfaitement que sa grand-mère avait dit cela à ses parents parce que c'était trop dur pour elle de s'occuper à la fois de sa petite fille et de son magasin. Si elle l'avait dit franchement, Fabienne l'aurait sans doute et même certainement accepté. Même toute jeune elle comprenait qu'il fallait ménager les adultes car ils étaient fatigués. Ils travaillaient beaucoup. Elle n'aurait sans doute pas plus aimé l'école, mais du moins aurait-elle eu l'impression de rendre service à sa grand-mère et de souffrir pour une bonne cause.

Fabienne comprenait que sa grand-mère travaillait alors qu'elle était déjà âgée et que d'autres personnes de son âge étaient déjà retraitées. Elle ne lui en aurait pas voulu si sa grand-mère lui avait expliqué qu'elle préférait qu'elle aille à l'école.

Fabienne s'ennuyait. Tout au long de la journée, elle s'ennuyait. Elle n'aimait pas son institutrice et celle-ci ne devait pas l'aimer beaucoup. Par la suite, lorsque devenue plus âgée Fabienne reverrait cette dame, jamais celle-ci ne lui dirait bonjour, comme elle le faisait pourtant avec ses autres anciens élèves. Pourquoi ? Fabienne l'ignorerait toujours.

Peut-être lui en voulait-elle pour un événement survenu durant l'année que Fabienne passa dans sa classe ?

Ignorant sans doute qu'il était interdit aux filles de venir en pantalon à l'école, la mère de Fabienne l'avait habillée ce matin-là avec une tunique et un pantalon jaune et blanc que la petite fille affectionnait.

Fabienne aussi ignorait totalement que les pantalons étaient interdits aux filles. Elle avait trois ans !

Quand l'institutrice la vit entrer en classe, elle fût horrifiée et prit immédiatement l'enfant par le bras en la secouant et en criant qu'il était interdit de mettre des pantalons dans l'école. Ensuite elle la traîna jusque chez la directrice, comme si la petite fille avait commis un délit particulièrement grave.

Fabienne était morte de peur. Elle se demandait ce qui l'attendait. Elle était trop petite et ne comprit pas grand-chose du dialogue entre les deux femmes, mais étant donné la colère de son institutrice et la gentillesse dont la directrice fit preuve à son égard, Fabienne se doutait que cela ne devait pas être positif pour elle.

Seulement le mal était fait. Fabienne était choquée. Ce sont des chose qu'un enfant n'oublie pas. Elle avait honte. Terriblement honte d'avoir été traitée ainsi. De s'être fait remarquer. D'avoir été humiliée devant toute la classe. Même si les autres enfants n'avaient probablement rien compris à ce qui se passait, ils devaient se dire que Fabienne devait avoir fait quelque chose de terriblement grave pour être emmenée ainsi chez la directrice.

Fabienne ne pensait pas avoir vécu un moment heureux à l'école. En tout cas elle n'en n'avait aucun souvenir. Elle ne se rappelait que de moments déplaisants, gênants, tristes.

Non vraiment. Contrairement à beaucoup d'enfants, Fabienne n'avait pas du tout aimé l'école maternelle et n'en conservait que très peu de souvenirs.

Ce dont elle se rappelait en revanche, c'était d'avoir appris l'alphabet à l'endroit, à l'envers... ainsi qu'à lire et à écrire avec sa grand-mère, dans son magasin, avant qu'elle ne fasse son entrée au première primaire.

Fabienne avait cinq ans. Sa mère était enceinte de son petit frère. Ordinairement c'était elle qui allait dormir après Lui. Mais exceptionnellement elle était allée au lit plus tôt que d'habitude. Elle dormait car elle était fatiguée et ne se sentait pas très bien. Fabienne était déjà au lit depuis un petit temps. Peut-être dormait-elle déjà. Mais Il l'a réveillé. Il était nu. Il était entré dans le lit de la petite fille et s'était collé contre elle.

Fabienne avait peur. Elle ne comprenait pas ce qu'il lui voulait. Ce qui se passait. Elle voulait crier mais n'osait pas. Elle avait tellement peur de lui.

Par la suite, Il l'envoya dans le lit de sa mère pour qu'elle achève la nuit avec elle en prétextant s'être trompé de chambre. Il reprocha même à Fabienne de n'avoir pas assez de place pour dormir dans son lit.

Il prétendait s'être trompé de chambre en revenant de la toilette... Mais il n'avait pas été aux toilettes. Il était venu directement de son lit dans la chambre de Fabienne. Dans le lit de Fabienne.

Le lendemain il a raconté lui-même l'histoire à tout le monde, faisant passer cela pour une erreur à la limite amusante.

Tout le monde a cru à sa version. Toute la famille a trouvé cela très drôle.

Personne n'a demandé à Fabienne ce qu'elle en pensait...

Un jour Fabienne voulut Lui faire plaisir. Ordinairement, tous les jeudi soirs, Il envoyait Fabienne acheter ses magazines télé. Jamais il n'y allait lui-même. La petite fille, pensant lui faire plaisir, acheta donc les magazines de son père en allant acheter le journal et les cigarettes de son grand-père. Elle paya le tout de sa poche, espérant peut-être un peu de gentillesse de Sa part. Elle était fière d'elle. Elle se disait qu'Il allait peut-être la remercier, être content d'elle pour une fois...

Comment avait-elle pu s'imaginer cela ?

Ce jour-là, pour la toute première fois, Il avait acheté les magazines lui-même. Au lieu de remercier Fabienne, Il se mit à hurler, la bave aux lèvres qu'elle lui avait fait dépenser de l'argent pour rien, elle n'était qu'une incapable, une gamine de merde, bonne à rien...

Parce que, selon lui, le fait que sa fille lui ait acheté les magazines avec son propre argent, Lui avait fait dépenser de l'argent pour rien, car s'il l'avait su il ne les aurait pas achetés.

Il se remit à hurler :

« Tu vas me rembourser ! Je te jure que tu vas me rembourser ! Si tu ne me rembourses pas je retiendrai l'argent sur ton salaire quand tu travailleras ! »

Fabienne avait 6 ans...

Sa mère voulut prendre sa défense :

-Elle a voulu te faire plaisir, t'offrir un cadeau... Commença t'elle prudemment.

Mais Il réagit au quart de tour.

-J’aurais du m’en douter ! Tu es contre moi ! Tu es toujours contre moi ! C’est toujours la même chose dans cette baraque ! Tout le monde est contre moi pour protéger cette sale gamine de merde qui ne fait que des conneries ! Mais elle me remboursera, je te jure qu’elle me remboursera ! Elle veut me ruiner ! Elle m’a fait dépensé de l’argent inutilement la garce !

Sa mère changea alors de tactique et tenta de persuader la petite fille qu'en fait, elle avait raison mais que, pour sa tranquillité et celle de tout le monde, elle devait faire semblant d'avoir tort et le rembourser.

-Donne-lui l'argent de ton portefeuille. Je te le rendrai par après. Fais-le, pour qu'il arrête son cirque. Laisse-le croire qu'il a raison. Sois plus adulte que Lui...

« Sois plus adulte que Lui... »

La phrase qui berça toute l'enfance de Fabienne et qui contribua à faire de la petite fille une écorchée vive, une révoltée.

Sa mère pensait la flatter en obtenant d'elle qu'elle fasse ce qu'elle voulait pour « qu'il ne mène pas une vie impossible à tout le monde ». En faisant croire à sa fille qu'elle aurait été plus adulte qu'un adulte. Elle ne se rendait même pas compte à quel point elle faisait mal à sa fille. Fabienne n'était pas flattée mais révoltée lorsque sa mère lui demandait cela. Elle n'avait pas envie de donner raison à son père, mais de faire comprendre à sa mère que l'enfant c'était elle et non Lui ! Mais elle ne le faisait pas car elle était incapable d'exprimer ce qu'elle ressentais. Et aussi parce qu'elle avait promis à sa grand-mère maternelle de faire tout ce qui était en son pouvoir pour rendre la vie moins difficile à sa mère. Seulement cela la mettait hors d'elle, attisait sa haine envers Lui, son envie de Le voir mort, de s'enfuir de cette maison qui n'était pas un foyer pour elle.

Pourtant Fabienne céda. Comme elle céderait toujours. Pour sa mère et surtout, pour sa grand-mère. Et cette « victoire » de sa mère n'était que la première d'une longue série.

Elle, s'imaginant que Fabienne était fière et flattée d'être jugée « plus adulte » que son père. Fabienne, ne voulant manquer à la parole donnée à sa grand-mère, de protéger sa mère. Pour rassurer sa grand-mère, pour qu'elle ne pleure plus en pensant que son unique fille était malheureuse et avait raté sa vie et son mariage.

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Le bouc emissaire

Suicide, avec l'aimable autorisation de Georges GRIEBAUM

Suicides, par Georges Griebaum

J’entends le bruit des cloches

Le son des pas des galoches

Dieux merci le temps fait moche

J’entends le bruit des larmes

Les mots qui nous désarment

Adieux les hommes bonjour les âmes

Je voulais juste partir

Arrêter de souffrir

Partir loin et mourir

Ne plus entendre et pire

Ne plus parler mais dire

Mais ne pas revenir

Ne plus pleurer le délire

Ne plus attendre et en finir

J’entends le des chaos des mots

Des amis les vrais et les faux

J’ai enfin pris du repos

Six hommes pour m’emporter

Un dieu pour me sauver

Un ange pour me guider

Je voulais juste partir

Arrêter de souffrir

Partir loin et mourir

Ne plus entendre et pire

Ne plus parler mais dire

Mais ne pas revenir

Ne plus pleurer le délire

Ne plus attendre et en finir

J’entends pleurer mes enfants

Parler dire leur unique maman

Mais ce n’est plus le moment

La fin des peurs et des leurres

Adieux mes dictateurs

Je suis au royaume des honneurs

Je n’entends plus rien

Pourtant je ne suis pas loin

Arrêtez de dire bien

Les regrets ce n’est pas bien

Ou alors avec des mots éteints

Méfiez vous je reviens

Le bouc emissaire

Chapitre 1

Il y a un tas de choses que je ne t'ai jamais dites pour diverses raisons. La première est certainement le fait que je sois atteinte du Syndrome d'Asperger et que le fait de communiquer a toujours représenté un cauchemar pour moi, car, à chaque fois que j'osais ouvrir la bouche, cela déclenchait une tonne de malentendus. Je ne comprenais pas plus les autres qu'eux ne me comprenaient.

Mais il n'y avait pas que cela.

Il y avait ta manière d'être aussi. Ta façon de voir les choses. Ma peur de te décevoir lorsque je constatais que tu me regardais d'un air méprisant, comme si tu avais engendré un vilain petit canard qui ne disait, ne faisait que des bêtises.

Et puis, il y avait LUI. Surtout LUI.

Je ne me rappelle pas d'un temps où je n'ai jamais eu peur de LUI. Ce dont je ne me rappelle pas, c'est, est-ce que j'avais peur de LUI à cause de ce que tu me racontais ou parce qu'instinctivement j'avais peur de LUI ? J'étais trop jeune.

Quoi qu'il en soit, je me suis toujours sentie atrocement mal en sa présence. Je n'avais qu'une seule envie : disparaître.

Mais toi tu n'as pas compris.

Tu n'as même pas compris que tu agissais de manière totalement contradictoire.

D'un côté, j'avais à peine l'âge de raisonner que déjà tu me prenais comme confidente et tu m'expliquais ne t'être mariée que pour avoir des enfants, sans l'aimer, sans le respecter. Ce n'était pour toi qu'un « paysan », méchant, hypocrite, égoïste, et pire encore, tu montrais ta peur qu'un jour il ne lui prenne l'idée de tous nous tuer. Lorsqu'il allait dormir plus tard que nous, tu avais tellement peur que tu allais regarder tous les quarts d'heure par le trou de la serrure pour voir ce qu'il faisait. Allait-il ouvrir le gaz et faire exploser la maison ? Allait-il monter et charger ses armes et nous abattre dans notre sommeil ?

Avais-je déjà peur de lui avant ou ais-je commencé à avoir peur de lui en t'écoutant ?

Ne sais-tu pas qu'un enfant croit tout ce que lui disent ses parents et encore plus le parent qu'il préfère ?

Je te croyais.

D'ailleurs peut-être avais-je raison de te croire, car l'avenir m'a prouvé qu'IL me haïssait au point de détruire ma vie et mes enfants. Mais peut-être qu'au lieu de me raconter cela, à moi qui n'étais qu'une enfant, aurais-tu mieux fait de le quitter pour mettre tes enfants en sécurité ?

D'un autre côté, après me l'avoir présenté comme un monstre psychopathe et méprisable, tu prétendais vouloir œuvrer pour que « je me rapproche de LUI ». Allant même jusqu'à affirmer que je lui ressemblais physiquement, que j'avais le même caractère que lui, que j'étais comme lui, que « j'avais tout de lui » tandis que mon frère « tenait tout de ta famille et toi ».

Mais que t'imaginais-tu ?

Que j'allais être heureuse d'être comparée par ma mère à un psychopathe qu'elle soupçonnait capable de tuer toute sa famille et que cela me donnerait envie de me rapprocher de lui ?

Dès la première fois où tu m'as dit cela, j'ai senti la rage m'envahir. Les paroles ne pouvaient pas traduire le sentiment que je ressentais lorsque tu me disais que je lui ressemblais. J'étais envahie par la haine, aussi petite que j'étais. Il n'y avait pas de mots assez forts pour traduire ma rage et mon désespoir d'être ainsi rejetée par ma mère.

Parce que c'était cela le sentiment qui m'envahissait et qui m'envahit toujours lorsque je repense à tout cela : le sentiment que tu comparais ta propre enfant, la chair de ta chair à un être que tu haïssais et que tu méprisais, tandis que mon frère, lui, il était « de toi », moi tu me donnais en pâture à LUI.

Pourquoi ?

Parce que mon frère était capable de faire semblant et pas moi ?

Parce qu'IL me haïssait mais aimait mon frère ?

Pourquoi suis-je le bouc émissaire sur lequel on rejette tous les maux de la famille de façon à ce qu'IL ne s'en prenne qu'à moi depuis ma plus tendre enfance ?

Qu'ai-je fait étant bébé pour mériter cela ?

Je t'écoutais quand tu me parlais. Je ne te trahissais pas. J'essayais de te réconforter.

Alors pourquoi ?

Chapitre 2

Savais-tu que, contrairement à ce qu'a affirmé marraine (SA mère), je n'avais aucune envie d'aller à l'école à 3 ans, parce que tout simplement je ne savais pas ce que c'était. Je ne comprenais pas le mot, ni l'idée. Rencontrer d'autres enfants. Qu'est-ce-que ça voulait dire ? Personne ne m'a jamais expliqué. Je ne connaissais qu'une fille ayant plus ou moins mon âge : Patricia, la fille d'une des clientes de marraine. Plus tard après avoir redoublé deux fois après un accident, elle terminerait dans ma classe et nous deviendrons amies. Aujourd'hui, nous le sommes encore, à distance. Mais ce n'est pas une amitié comme on en voit dans les films ou même dans la réalité. C'était plutôt une sorte de compréhension, peut-être de complicité mutuelle. Je n'ai jamais réussi à être vraiment proche de quelqu'un, mis à part de ta mère et de mon frère. Mon frère. Ça c'était avant.

Marraine m'avait appris l'alphabet, puis les chiffres. Je pouvais même réciter l'alphabet à l'envers. Je savais lire avant mes cinq ans, mais je gardais tout cela pour moi. Pourquoi ? C'est simple. J'entendais autour de moi, vanter mon cousin Éric parce qu'il savait lire le journal à cinq ans, il jouait aux échecs, tout le monde le portait aux nues. Ses parents l'ont envoyé à l'école avec un an d'avance et je me sentais humiliée parce que mis à part jouer aux échecs (que personne ne m'avait jamais appris), je faisais la même chose que lui. Je me sentais humiliée parce que personne ne remarquait ce que je savais faire. Au contraire, au lieu de parler de moi, je vous entendais, toi et LUI, parler d’Éric en termes si élogieux que je me suis dit qu'il était inutile d'essayer d'expliquer, voir de vous montrer que moi aussi je savais lire, écrire et calculer, mais que personne ne s'en était aperçu. Et entendre vanter son avance scolaire me blessait, me faisait me renfoncer toujours plus dans ma coquille, car j'avais le sentiment que vous aviez honte de moi, pensant que je n'étais pas capable de faire comme lui. Entendre qu'il avait été envoyé en primaire avec un an d'avance m'a blessée aussi. Nous avions le même âge, mais déjà la comparaison était à mon désavantage et je savais que cette année d'avance, jamais je ne pourrais la combler. Jamais je ne pourrais le rattraper. Donc jamais personne ne serait fier de moi. Et si j'avais un tel besoin de le rattraper, c'était parce que pour LUI, les études, les résultats scolaires, les enfants en avance comptaient plus que tout. Il aurait été fier d'avoir un fils comme Éric. IL avait honte d'avoir une fille comme moi qui n'était que dans la classe où elle devait se trouver et qui n'avait aucune chance de sauter une classe. Je me sentais sans cesse comparée à mon cousin, mais j'étais incapable de prouver que mes capacités égalaient les siennes. C'est quelque chose qui m'a marquée durant toute mon enfance et même bien après.

D'ailleurs, combien de fois ne m'a-t-IL pas répété que je n'étais qu'une bonne à rien, que je ne réussirais jamais mes études, que je n'étais bonne qu'à visser des boulons ou balayer des cours d'usines. C'est ça qui m'a décidé à tout faire pour m'instruire, pour acquérir des connaissances sur tout, mais en gardant tout cela pour moi. Je ne voulais pas que les gens sachent que je savais des choses. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé de mettre la mauvaise réponse en exprès, alors que je connaissais la bonne ?

Combien de fois ne m'a-t-il pas rabaissée et humiliée sans cesse ? Il fallait toujours qu'il me discrédite par rapport aux autres et surtout par rapport à lui-même.

J'ai un QI de 142 et personne ne le sait. J'ai reçu un compte rendu après mon test chez une neuropsychologue et je ne l'ai jamais montré à personne. A quoi bon ? Tout le monde me prend pour une débile. Lorsque j'ai arrêté l'école, même toi tu m'as dit que c'était parce que je n'étais pas capable de continuer. Pas capable peut-être, mais pas dans le sens où tu te l'imagines. Pas capable parce que j'étais à bout. Je devais sans cesse jouer un rôle, cacher mes problèmes de communication, me surpasser pour arriver à parler en classe lorsqu'il le fallait vraiment. Ce qui me laissait épuisée moralement et nerveusement par la suite. Mais là encore, qui le remarquait ? Mon frère pouvait être fatigué lui. Il était en pleine croissance. Moi si j'étais fatiguée, j'étais une fainéante.

Et pourtant je suis tellement fatiguée depuis l'enfance. Toujours faire semblant. Toujours cacher ses problèmes. Ne surtout pas les montrer à l'école, les enseignants en auraient parlé à mes parents et j'aurais eu droit à plus humiliations encore, si cela était possible. Ne surtout pas me confier à mes parents. A LUI sûrement pas. A toi, à quoi bon ? Tu m'aurais répondu « Tu te tâtes trop ! ». Non, j'ai continué à essayer de gérer ma vie, à compenser mes problèmes, à tout enfouir en moi jusqu'à ce que de temps à autre je pique une crise de rage, parfois inexpliquée sur le moment. Une goutte d'eau sans importance faisait déborder le vase et personne ne comprenait. Et je ne savais pas m'expliquer, ou surtout je n'en n'avais pas envie. Chercher des mots qui ne venaient pas, pour des gens qui ne m'écoutaient pas et qui tiraient leurs propres conclusions de choses qu'ils ne connaissaient pas, de gens dont ils inventaient une personnalité, des défauts. A quoi bon ?

Je ne voulais pas aller à l'école comme marraine l'a prétendu. Elle voulait simplement ne plus avoir à s'occuper de moi et de son magasin en même temps. C'était sans doute compréhensible vu son âge, mais elle aurait pu être franche. Expliquer qu'à 78 ans on n'a plus la force de s'occuper à la fois d'un enfant de 3 ans et d'un magasin. Et ensuite me l'expliquer à moi en précisant que trois ans, c'était l'âge d'entrer en maternelle. Pourquoi ce mensonge ? A quoi a-t-il servi, à part me choquer parce que ma grand-mère ne disait pas la vérité. Ma grand-mère qui était aussi ma marraine mentait à mon sujet. Ça m'a fait mal. Je n'étais ni méchante ni idiote. Je l'aimais. Si elle m'avait expliqué les choses telles qu'elles étaient, j'aurais compris qu'il était temps pour moi d'aller à l'école. Et j'aurais peut-être compris où on allait m'emmener et ce qui allait se passer. Mais là toute ma vie volait en éclats, pour la première fois. A trois ans on pense, on a des sentiments.

Je me rappelle de la dame qui me conduisait à l'école. Je ne sais pas si c'était le premier jour ou l'un des jours suivants, mais cette femme, je la détestais. Je ne sais pas ce que devaient représenter les enfants pour elle, mais je la trouvais méchante. Je ne supportais pas qu'une personne me prenne par la main pour me faire avancer. Je ne le supportais déjà pas avec ma mère, c'était pire avec une étrangère. Je me sentais salie. J'avais envie de fuir. Une des premières choses qu'elle m'ait dite, c'était que j'avais intérêt à être sage en classe parce que sinon son mari qui était policier me mettrait en prison. J'étais une enfant de trois ans. Une enfant autiste, donc plus naïve encore que les autres. Je l'ai crue. A partir de ce moment-là j'ai commencé à associer école et prison et policier à méchant. J'étais terrorisée. Je n'osais même pas lui répondre. Et ce ton sévère comme si j'étais la pire des délinquantes alors que je n'ouvrais même pas la bouche... Était-ce le même jour ou une autre fois, je ne sais plus. Elle me racontait que sa fille, qui était un peu plus âgée que moi devait se faire opérer bientôt car « elle avalait de l'air en respirant ». A dater de ce jour et durant plusieurs années, je me suis efforcée de respirer sans avaler de l'air. J'étais terrorisée à l'idée de devoir me faire opérer. Bien entendu, il était impossible de respirer sans avaler de l'air. Et mes crises d'angoisse empiraient. Je retenais ma respiration le plus longtemps possible. Je suis arrivée vers 12 ans à tenir six minutes sans respirer.

Je ne me rappelle pas comment je suis rentrée à l'école. Était-ce la rentrée des classes ou suis-je rentrée en cours d'année je ne sais plus. Tout ce dont je me rappelle c'est que l'on m'a menée dans une pièce qui me semblait immense (j'ignorais que cela s'appelait une « classe »). Il y avait un troupeau de ce qui devait être des enfants (ce que j'ignorais également). Ils étaient tous vêtus d'un tablier. Les uns debout, les autres assis, ça parlait, ça criait, ça pleurait. Des tables étaient disposées en carré. Sur ces tables il y avait des grandes feuilles de papier, de la peinture, des pinceaux. J'ai fait un pas en arrière. Je voulais m'enfuir. Je me demandais où j'avais bien pu tomber. Jamais je n'avais vu autant de monde à la fois. Ils parlaient tous ensemble. On ne distinguait pas les mots. Je refusais de m'approcher de cette cohue. L'institutrice, une grande dame blonde à l'air pas très gentil, ne fit pas un geste, n'eut pas une parole pour m'accueillir. Je ne savais pas quoi faire. Et elle semblait penser que tout naturellement je ferais ce qu'il convenait de faire. La personne qui m'avait conduite dans cette classe était ressortie en fermant la porte derrière elle. Je me retournai et vit qu'il m'était impossible de m'enfuir. L'institutrice, elle, me demanda sur un ton peu aimable pour quelle raison je n'avais pas mis mon manteau au portemanteau. Que répondre ? Je n'en savais rien. Personne ne m'avait rien dit. Je restais là, sans bouger. Les élèves ne me regardaient même pas. C'était comme si je n'étais pas là. Tant mieux finalement. Je n'avais pas du tout envie de m'approcher d'eux. Ce groupe trop nombreux, trop bruyant, me faisait peur.

L'institutrice m'a laissé là quelques temps. Combien de temps, je n'en sais rien. Le temps de parler à certains membres de ce petit groupe d'extraterrestres et de remarquer que j'étais toujours là, debout, droite, devant la porte, vêtue de mon manteau, à me demander ce qu'il convenait que je fasse.

« Ce petit groupe d'extraterrestres » ? Étaient-ce eux les extraterrestres ou moi ? Je n'avais que trois ans, mais il ne m'a pas fallu très longtemps avant de comprendre que c'était moi qui n'était pas comme les autres. Je n'étais ni aveugle, ni sourde. Je voyais les autres qui parlaient entre eux. Je voyais de nouveaux élèves qui arrivaient à l'école et qui s'intégraient en quelques jours à des groupes, et s'amusaient ensemble, comme s'ils s'étaient toujours connus.

Je sentais bien que j'agaçais l'institutrice. Comme avec LUI, je n'étais pas l'enfant qu'elle attendait. Me prenait elle aussi pour une débile juste bonne à balayer les cours d'usine ou à visser des boulons ? Finalement, elle m'a tiré, sans me faire enlever mon manteau et a voulu me faire asseoir au milieu de la marmaille caquetante. J'ai arraché ma main de la sienne. J'ai refusé de m'asseoir près des autres enfants. Je ne voulais pas les approcher. Ils me faisaient peur. S'ils me parlaient que devrais-je leur répondre ? Il y avait trop de voix à la fois, je mélangeais tout. Je ne comprenais rien à ce qui se disait. J'avais l'impression qu'ils parlaient une autre langue que moi.

Finalement, l'institutrice m'a laissé tranquille et je suis restée toute la journée debout, avec mon manteau boutonné. Je n'osais pas m'asseoir. Je ne savais pas quoi faire.

J'avais compris deux choses : je n'aimais pas l'école et l'institutrice ne m'aimait pas.

Chapitre 3

Tu ne le sais pas ou plutôt tu n'as pas envie de le savoir parce que lorsque mes enfants t'en ont parlé, tu as nié le problème. C’est à l’âge adulte qu’un diagnostic a établi que je souffrais du syndrome d'Asperger. Avant cela, je me croyais folle tant j’étais différente des autres. Je le suis toujours d'ailleurs. Je ne comprends pas plus les gens qu'ils ne me comprennent. Aujourd’hui encore, malgré les progrès faits grâce à l'expérience, grâce à mes lectures, je ne me reconnais toujours pas en mes semblables. Je ne comprends toujours pas la société. Je continue à tenter de compenser pour que mon handicap, que l'on appelle à juste titre "le handicap invisible" ne se voie vraiment pas. J'arrive plus ou moins à gérer, mais au prix d'une terrible fatigue physique et morale. Fatigue que personne ne comprends et qui me fait passer pour une fainéante.

Oui j'ai honte. La honte et l'angoisse sont des sentiments qui me poursuivent depuis que je suis toute petite. Parce que ce n'est pas uniquement ma différence qui me faisait honte. C'était également SES réflexions, SES humiliations, SA méchanceté. Oui. IL, SES, LUI, SA. Jamais je ne suis parvenue à appeler cet homme "papa". Jamais je ne suis parvenue à LE considérer comme un père. Et quoi que tu penses, il n'est pour moi que ton mari. Un mari dont je sais que tu ne l'aime pas, tu ne l'as jamais aimé. Un mari dont tu as peur. Un mari dont, faute d'avoir le courage de quitter, tu souhaites la mort depuis plus de quarante ans.

Néanmoins, j’ai pu mettre un nom sur mon problème. Je sais que c’est un handicap et non une maladie. Je sais que je ne guérirai jamais. Mais au moins, des médecins m'ont certifiée que je ne n'étais ni folle, ni handicapée mentalement. Mais est-ce réellement une consolation?

Je ne comprends toujours pas la société. Les gens. Le monde extérieur. Je ne comprends pas leur manière de penser, d'agir, de raisonner. Pourquoi ils ressentent les choses d’une façon tellement différente de moi. Je comprends qu’ils fonctionnent d’une certaine manière, mais je ne comprends pas pourquoi. Je suis parvenue à me fondre dans la masse et ne plus paraître trop différente, au fil du temps. Mais je ne me sens pas mieux pour autant. J'ai toujours le sentiment d'être obligée de jouer un rôle, de n'avoir pas le droit d'être naturelle.

J’ai appris à faire semblant d’être normale.

Longtemps je me suis demandé si j’avais ma place au sein de la société et même au sein de ma famille. La réponse je l’ai découverte avant même d’apprendre de quoi je souffrais. Le fait de mettre un nom sur mes souffrances n’a rien changé à mon mal-être ni au sentiment de n'avoir ma place nulle part.

Marraine (ta mère) m'a expliqué que ton frère (mon parrain), lui avait dit que jusqu’à trois ans j’étais une petite fille normale. Je parlais, je chantais, je dansais, je paraissais heureuse et épanouie. Après, toujours selon ton frère, c’était comme si j’étais devenue une autre enfant que celle qu’il avait connue.

Mais pour ne pas causer de disputes au sein de la famille, plutôt que de t’en faire lui-même la réflexion, il a préféré expliquer ce qu’il avait constaté à votre mère. Est-ce qu'il ne voulait pas se mêler de cela ou est-ce qu'il pensait que tu l’accepterais plus facilement de la part de ta mère que de sa part à lui; je l'ignore.

Tout ce que je sais, c'est que lorsque l'on essayait de te démontrer que je n'allais pas bien, tu haussais les épaules, répondais que j’avais un caractère de cochon et passais à autre chose. Pour toi, les réponses à tous tes problèmes se situent dans mon caractère de cochon.

Tu n’as jamais supporté que tout n’aille pas au mieux. Ne fût-ce qu'en apparence. Lorsqu’il y a des problèmes, tu transformes les faits afin de te persuader qu’en réalité il n’y a pas de raison de s’inquiéter et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tu ne sais pas faire face à la vie. Tu es fragile et naïve. Tu n’as jamais voulu qu’il y ait des problèmes avec tes enfants, (principalement avec moi),ni avec qui que ce soit d’autre, donc il n’y en n’avait pas. C’était aussi simple que cela.

Nous ne manquions de rien. Nous étions bien habillés. Nous avions des jouets, des livres, des jeux. Le frigo était toujours plein. Nous sommes toujours partis en vacances. Nous avions une grande maison, une maison de campagne avec un jardin. Nous étions montrés au pédiatre tous les mois. Nous avions le droit de faire des études. Nous n’avions pas besoin de trouver un job étudiant pour avoir de l’argent de poche.

Alors où pouvait-il y avoir un quelconque souci ?

As-tu seulement un jour remarqué que je n'utilisais pas mes jouets de la même manière que les autres enfants? Que j'avais des centres d'intérêts totalement différents? Que je ne me liais avec personne? Tu as du le remarquer quelque part puisque tu me reprochais souvent de ne pas parler et de passer à côté de ce que je souhaitais, faute de l'exprimer.

J’ai toujours eu l’impression que pour toi, le fait d’avoir un problème représentait une tare, une humiliation. Comme si c'était la preuve que tu avais raté quelque chose dans ta vie. Comme si cela aurait été obligatoirement de sa faute. Comme si tu estimais devoir montrer que tu étais plus forte que tout, y compris la maladie et la nature. Peut-être avais-tu justement besoin de te protéger parce que tu étais faible.

C’est ta manière de voir les choses et la SIENNE qui m’ont appris à avoir honte de tous mes actes et paroles. Aujourd'hui encore. Quand je disais quelque chose de faux ou de pas tout à fait juste, quand je me trompais, quand je ne parvenais pas à comprendre quelque chose, quand je transmettais mal quelque chose, toi et LUI me faisiez comprendre à quel point je devais être honteuse de moi. A quel point c’était humiliant de rater ce que l’on essayait de faire ou de dire.

C’est humiliant de mal se conduire, d’être sujet à des remarques désobligeantes ou disciplinaires. Cela je le pense réellement. Mais mal se conduire c’était ne pas se conduire convenablement autant que se conduire d’une manière que LUI et toi désapprouviez. Et j’ai appris avec le temps que vous ne désapprouviez pas uniquement ce qui était « désapprouvable ». Vous désapprouviez aussi, ce que tout simplement vous n’approuviez pas, LUI et toi, mais qui n’était pas forcément de l’inconduite. Simplement une autre manière de fonctionner que vous. Vous désapprouviez, en règle générale, tout ce qui était différent de vous, tous ceux qui n’avaient pas la même opinion sur la vie, la politique, la société, tous ceux qui ne vivaient pas comme vous. Désapprouver est d'ailleurs un mot trop gentil, il faudrait plutôt dire condamner, car pour LUI et toi, tout est noir ou blanc. Il n'y a pas de nuances. Les gens que vous aimez n'ont aucun défaut et toujours raison. Ceux que vous n'aimez pas n'ont aucune qualité et ont toujours tort.

J’ai grandi avec un sentiment permanent d’humiliation qui me collait à la peau et dont je ne suis jamais parvenue à me défaire. Par la force des choses, jamais je ne me suis mal conduite. Jamais je n’ai menti. Jamais je n’ai volé. Jamais je n’ai « fait à autrui ce que je ne voulais pas que l’on me fasse ».

J’ai un grand respect pour autrui. Je fais toujours bien attention à ce que ma liberté n’entrave pas celle des autres… mais j'ai fini par réaliser que je suis bien une des seules ! Quand on se comporte bien, quand on respecte les autres, quand on les fait passer avant soi, quand on « prend le plus petit morceau », les autres ne se gênent pas pour en profiter, pour prendre le plus grand morceau… et pour en plus oser encore se plaindre et critiquer!

Ce qui fait que je respecte l’humain, les biens, les choses, les lois, les règlements, mais je n’aime pas les gens en général. La nature humaine n’est pas bonne contrairement à ce que j'ai longtemps cru.

Vers l’âge de 3 ans, j’ai changé. Parait-il.

Je ne m’en rappelle pas. Ni d’avoir changé, ni d'avoir été "normale" avant. Je ne sais absolument pas ce qui a pu se produire pour que pile à cet âge-là quelque chose change en moi.

J’essaie d’y réfléchir, de m’en rappeler. J’ai une excellente mémoire. Je me rappelle encore parfaitement dans le moindre détail, de choses vécues dans mon enfance alors que j’étais très petite. Mais je ne parviens pas du tout à me souvenir de ce qui a déclenché le déclic et a fait en sorte que je me sois enfermé dans ma bulle. Pourtant je meurs d’envie de l’apprendre, de le comprendre, cela m’aiderait peut-être. Mais non. Rien. Le vide. Le noir complet. Impossible de me rappeler.

Je pense que c’est vers l’âge de 9 ou 10 ans que marraine (ta mère) a commencé à m’expliquer que parrain trouvait que j’avais fort changé, que je n’étais plus la même enfant qu’avant, que je m’étais complètement renfermée sur moi-même, que je ne parlais plus, que je n’allais plus vers les autres. C’est à ce moment là que j’ai commencé à fouiller ma mémoire, mais en vain.

C’est drôle, je ne m’imagine pas du tout en enfant heureuse et épanouie, allant vers le monde et les gens !

Marraine (SA mère) tenait un magasin et affirmait parait-il je tenais la discussion avec ses clientes, je les faisais rire, je chantais, je blaguais. Et un jour même, pendant qu'elle discutait avec quelques clientes, j’en aurais profité pour ouvrir la boîte à gâteaux d’une des dames et à manger les éclairs au chocolat qu’elle venait d’acheter. Ça l’a fait rire et par la suite, chaque fois qu’elle venait au magasin elle m’offrait un éclair au chocolat.

En revanche, ce dont je me rappelle surtout, c'était que le matin avant de partir à l’école, IL m’asseyait sur le frigo de la cuisine de mes grands-parents qui habitaient au rez de chaussée de notre maison. Je bougeais trop à son goût. Il voulait que je reste calme. J’étais terrorisée. J’avais peur de la hauteur, et pour l’enfant que j’étais, le frigo me paraissait terriblement haut. Je hurlais, pleurais, suppliais. J'avais peur de la hauteur. LUI s'en fichait et partait travailler, sachant bien que sa mère était trop âgée pour me descendre. Je devais attendre que bon-papa se lève et me sauve.

Est-ce avant ou après ma rentrée en maternelle que tout a changé ?

J’essaie de comprendre, de trouver des réponses. Et je ne sais même pas si c’est important puisque même si je trouve toutes les réponses à mes questions, je sais que l’on ne soigne pas l'autisme. Je ne deviendrai jamais quelqu’un d’intégré dans la société. Je devrai éternellement faire semblant, et j'en ai de moins en moins envie.

Chapitre 4

Les émotions que je ressens, je les ressens bien plus fort que la plupart des gens. Elles m'envahissent et me détruisent au point que j'en ai peur. L'émotion qui est le plus présente dans ma vie est la peur. Ensuite vient la colère. Souvent la tristesse devient colère en moi parce que je ne la comprends pas.

Chapitre 5

Je suis traumatisée par la mort, les accidents.

Tu le sais parce que tu étais présente à chaque fois. J’ai été témoin de deux accidents mortels et d’un décès brutal. L’un pratiquement en face de la maison. L’autre en vacances d’été en Yougoslavie. J’ai été traumatisée. Tout ce sang. Cette tête détachée de son corps au milieu des éclats de verre. J’étais horrifiée. Tu m’as rapidement fait rentrer à la maison, mais il était trop tard, j’avais tout vu. Mon cerveau avait tout enregistré. Encore aujourd’hui je revois cette scène. Tout comme la jeune femme éjectée de sa voiture, littéralement « explosée » par un malade qui arrivait en sens inverse et qui l’a percutée de front. Dans les montagnes, en Yougoslavie. Pendant des heures je me suis retrouvée à deux pas de cette pauvre femme agonisante dans un fossé en attendant que les secours arrivent.

A neuf ans, j'étais à l'arrière de la voiture lorsque j'ai vu un motocycliste mort, étalé sur l'autoroute.

A douze ans, IL m'a obligée à aller pêcher en mer avec LUI. Ce jour-là, j’ai vu un homme mourir à mes pieds d’une crise cardiaque. Cette scène repasse encore et toujours en boucle dans ma mémoire. L’homme monte sur le bateau en riant avec sa femme et tout à coup, il tombe sur le dos, se met comme à « ronfler » et c’est fini ! Cela n'a duré que quelques secondes. Il est resté là, par terre sur ce bateau, pendant près d’une heure sans que qui que ce soit songe même à couvrir son corps ou à consoler sa femme. J’étais terrifiée. J'ai vu un marin s'approcher de lui, sentir son pouls et faire le signe de croix en direction de bon-papa qui a dit "Il est mort". Je suis restée plus d'une heure, figée à moins de trente centimètres de ce cadavre. Incapable de faire un mouvement. LUI pensait à la femme de ce mort. Pas un instant IL ne lui est venu à l'idée de me faire descendre de ce bateau.

A chaque fois qu'une personne mourait devant moi, personne n'a pensé à moi, à ce que je pouvais ressentir. Avez-vous cru que j’oublierais parce que j’étais jeune ? C’est possible. Mais cela n’a pas été le cas. J’avais envie, besoin d’être rassurée, mais personne n’y a songé. Et je ne savais pas non plus comment demander, comment faire pour en parler. Ces accidents m’ont tellement traumatisée que je ne voyais dans ma tête que des images sur lesquelles je ne parvenais pas à mettre des mots. J'avais honte de ce que je considérais comme une faiblesse, parce que je savais que LUI et toi auriez pris cela pour de la faiblesse. Je connaissais votre façon de réagir, à vous moquer de moi chaque fois que je ressentais quelque chose que vous considériez comme ridicule. Je n'osais pas t'en parler et encore moins à LUI. J'avais peur que l'on ne me ridiculise, que l'on ne me fasse honte.

Donc, je n’ai rien demandé. J'ai essayé de tout enfouir en moi. Ou plutôt de cacher le fait que je ne parvenais pas à cesser d'y penser. Je n’ai jamais osé reparler de ces accidents qui m’avaient pourtant traumatisée. J’avais peur de montrer mes faiblesses et que vous me fassiez honte ou me démontriez à quel point j’étais ridicule de montrer ainsi mes sentiments. Tu me reprochait toujours de « trop me tâter », de trop m’écouter, de penser à toutes sortes de choses négatives, d’être angoissée. Alors je n’ai rien dit. Je n’ai même pas essayé. Peut-être que si je l’avais fait, vous auriez eu une réaction inverse à celle que je craignais, mais je ne l’ai pas fait. Je n'y croyais pas.

Je sais que je suis traumatisée parce que ces scènes, je les ai revues toute ma vie et je les revois encore. Je ne parviens pas à les oublier. C’est terriblement impressionnant pour un enfant de voir quelqu’un mourir. Il fait beau. Le ciel est bleu. Il fait chaud. Le soleil brille. Ce sont les vacances. Les gens sont heureux. Ils vont faire une activité agréable… Et il suffit d’un instant pour que tout vole en éclats et que la vie s’arrête.

Le sang sous le soleil.

Chapitre 6

J'ai des crises d'angoisse depuis toute jeune. Une peur terrible de perdre ceux que j'aime, mes proches, mais aussi ceux qui forment mon entourage. Lorsque je m'attache à quelqu'un, que j'arrive à croire en lui, à lui accorder ma confiance, des sentiments amicaux, il fait partie de moi, de mon équilibre et devient essentiel pour parvenir à continuer. Même si je ne parle pas à tout le monde, j'ai besoin de savoir tout le monde autour de moi. Ce sont mes repères, mon monde, mon équilibre. Surtout ne me faites jamais de fausses promesses. Je suis très fragile à ce niveau-là. Ne me faites jamais croire que vous êtes mon ami à jamais, que vous ne me laisserez jamais tomber, que vous serez toujours là pour moi... Parce que si ce n'est pas vrai, la trahison m'empêchera de continuer à vivre.

Chapitre 7

J'ai toujours eu peur du noir et du monstre qui se trouvait de l'autre côté du miroir du magasin de ma grand-mère et qui sortait lorsque le magasin était plongé dans l'obscurité. C'était du moins ce que mon grand-père me faisait croire à l'époque. J'y croyais tellement, qu'aujourd'hui encore j'ai peur de regarder dans un miroir.

J'ai peur du métro aussi, une peur atroce, terrible, au point d'en faire des cauchemars la nuit et de tout mettre en œuvre pour empêcher mes enfants d'utiliser ce mode de transport en commun, même s'ils sont accompagnés par leurs grands-parents. J'avais peur qu'il déraille, qu'il y ait une bombe cachée sous un siège, peur qu'elle explose, mais par-dessus tout j'étais terrifiée par la station une station où l'écartement entre le métro et le quai est beaucoup plus grand que dans les autres. Quand je voyais ce trou noir en dessous de mes pieds j'étais terrifiée. Si je savais que je devais descendre à cet arrêt, j'essayais dans la mesure du possible de monter dans l'avant-dernier wagon parce qu'à l'arrière de la station l'écartement était moins grand (pas le dernier wagon car en cas de collision avec le métro qui suivait ce serait celui-là le plus touché). Mais si j'étais avec des gens, avec mes parents, avec ma classe, avec des amis je n'osais pas leur demander de se mettre dans l'avant-dernier wagon et comme la sortie se trouvait à hauteur du premier, c'était dans celui-là que les gens préféraient monter la plupart du temps. Lorsque je savais à l'avance que je devais me rendre à cet endroit et que je n'échapperais pas au métro, j'en faisais des cauchemars, des crises d'angoisse plusieurs jours à l'avance et ensuite, en contrecoup j'avais des crises d'angoisse rétrospectives.

Pour les mêmes raisons j'avais une peur bleue du train : déraillement, bombe, écartement trop grand entre le quai et le train, et aussi du tram.

J'ai aussi une terreur folle et ridicule des passages pour piétons.

Quand j'étais petite, j'étais persuadée que si je ne marchais pas en posant les pieds tout à fait sur les lignes blanches, si l'un des deux dépassait si peu que ce soit et touchait l'asphalte, un crocodile surgirait et me dévorerait. Maintenant je sais qu'il n'y a aucun crocodile, mais je fais encore très attention à ce que mes pieds ne dépassent pas du blanc.

Le petit bonhomme aussi me faisait peur : et s'il n'allait plus jamais devenir vert pour moi? et s'il devenait rouge alors que j'étais en train de traverser? et s'il y avait un problème électrique qui faisait virer au vert le feu pour les voitures alors que celui pour les piétons était toujours vert aussi? Les voitures allaient démarrer et m'écraser...

Mais ce qui me faisait encore plus peur, c'étaient toutes ces voitures à l'arrêt au feu rouge, attendant que les piétons aient fini de traverser. Je prêtais une vie propre à ces engins et je les imaginais envahies de haine à l'encontre des piétons qui les obligeaient à s'arrêter alors qu'elles avaient envie de continuer. Pour moi ce n'était pas le conducteur au volant qui était le maître de la voiture et la maintenait à l'arrêt, mais la voiture qui agissait par elle-même. Les phares étaient des yeux et les calandres des mâchoires puissantes et les voitures n'attendaient qu'un "bug" pour me foncer dessus et m'écrabouiller pour se venger d'avoir été obligées de s'arrêter à cause de moi.

Pour les mêmes raisons tourner à gauche en vélo, mobylette ou en voiture me cause une peur bleue. J'ai toujours ce sentiment horrible que les voitures en face, même si elles sont arrêtées par un feu, n'attendent qu'une seule chose : foncer sur le téméraire qui ose couper leur route et les obliger à stopper tout cela pour tourner à gauche. Ce qui fait qu'à vélo et à mobylette je déployais des trésors d'imagination pour parvenir à ne jamais tourner à gauche, et si j'y étais vraiment obligée, je descendais de mon vélo ou de ma mobylette et je la poussais sur le passage pour piétons. Je me sentais tout aussi terrifiée mais moins fragile face aux voitures.

Chapitre 8

Le soir lorsque je suis rentrée à la maison, ma grand-mère a expliqué à mes parents que je m’étais bien amusée à l’école, que j’adorais mon institutrice, que j’avais déjà plein de petits amis et que je voulais y retourner.

Encore une fois, je n’avais jamais dit cela.

Je n’avais pas du tout aimé l’école. Je ne m'étais pas fait le moindre ami et je n'avais pas du tout envie d'y retourner.

D’abord j’étais terrorisée par le mari de la dame qui m’avait conduite et je vivais dans la crainte de faire un faux-pas, même sans le faire exprès. J'avais une peur bleue de me retrouver en prison. D'ailleurs depuis ce jour, j’ai toujours associé l’école et le travail à l’idée de prison.

Je me sentais déjà différente des autres. Dès mon arrivée en classe j'ai compris que je n'étais pas comme les autres enfants. Je ne me sentais pas « des leurs ». Ce n'étaient pas mes semblables pour moi, mais des créatures très éloignées de moi. Je ne me reconnaissais pas en eux.

Ensuite je ne trouvais pas du tout mon institutrice gentille. Elle m’avait fait entrer dans la classe et envoyée m’asseoir sur une chaise, à une table grouillante d’enfants que je n’avais jamais vus. Ils m’intimidaient. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient ni ce qu’ils me voulaient. Aussi je ne savais pas répondre. Quand je les voyais rire je me demandais si c’était de moi. J’avais l’impression qu’ils se moquaient. Pour moi ce n’étaient pas plusieurs enfants dans une classe mais un groupe qui formait une entité et qui me faisait peur. Ils étaient bruyants. Ils ne cessaient de bouger dans tous les sens.

Je n’ai répondu à aucune des questions de l’institutrice. Je l’ai comprise, du moins je pense, mais je ne parvenais pas à ouvrir la bouche. Je lui répondais dans ma tête. Là je trouvais mes mots, mais ils ne voulaient pas franchir le seuil de mes lèvres. J’ai bien senti que je l’agaçais. J’aurais voulu lui faire plaisir et lui répondre, mais ça m’était impossible. Je n'étais pas sûre de comprendre ce qu'elle disait, ce qu'elle attendait de moi. J'avais peur de faire une bêtise et de me retrouver en prison.

A la récréation je me suis assise sur le banc sous le marronnier. Je voulais être seule. Je n’avais pas du tout envie de me joindre aux jeux des autres. Je ne savais pas ce que c'était que jouer. Je ne comprenais pas ce qu'ils faisaient. Je ne jouais pas moi. A la maison je passais des heures à me balancer sur Balthazar, mon petit cheval à bascule ou alors, quand ma grand-mère fermait son magasin, j'y roulais avec mon petit vélo vert. Je faisais des allers-retours entre la cuisine et la vitrine. J'avais des jouets, mais je ne m'en servais pas. Il y avait sans doute un peu de la faute de mon père. J'aimais les petites voitures de collection. Et chaque dimanche quand mon grand-père allait acheter ses cigarettes, il m'achetait soit un Tintin, soit une ou deux petite voiture pour ma collection. Seulement mon père m'attendait quand je rentre et exigeait que je lui remette mon livre ou ma voiture, qu'il s'empressait d'enfermer sous clé. Pour lire mes livres ou toucher à mes petites voitures, je devais attendre que mon père s'en aille et que je sois sûre et certaine qu'il ne reviendrait que le lendemain. Quand il partait je classais mes petites voitures : par taille, par couleur, celles qui avaient une remorque ou une caravane, les camions, les camionnettes, par marque. Je ne les faisais pas rouler. Je me contentais de les ranger.

Je n’ai jamais ouvert la bouche à l’école maternelle.

Je passais mes journées à attendre que le temps passe. Je ne me mêlais jamais aux autres. Je les fuyais au contraire. Je reculais et je me réfugiais contre le mur quand l’institutrice insistait un peu trop pour que je m’approche ou que je parle. Si bien qu’elle a fini par ne plus insister. Et j’en ai été soulagée. C’était l’enfer pour moi lorsqu’elle se mêlait d’essayer de me sociabiliser un tant soi peu.

Quand je n’étais pas à l’aise, quand j’étais trop sollicitée, quand l’institutrice, les enfants, le monde extérieur se faisait un peu trop insistant, j’avais envie de bouger ma tête, de couvrir mon visage de mes mains, de me balancer, mais je savais que c’étaient des gestes ridicules. J’avais une tante qui faisait ça et mes parents se moquaient d’elle. Donc si c’étaient des gestes ridicules, c’étaient forcément des gestes qui devaient me faire avoir honte. Mes parents ne me respecteraient plus s’ils se moquaient de moi comme ils se moquaient de ma tante. Je ne voulais pas avoir honte. C'était un sentiment insupportable. Alors je faisais de mon mieux pour réprimer toutes mes émotions et tous mes sentiments afin que personne ne s’aperçoive que mon corps avait envie de montrer mon mal-être.

Ce n’est pas que je n’aimais pas les autres, c’était surtout que j’avais l’impression d’être aussi différente d’eux qu’une extra-terrestre. Je ne les comprenais pas. Je ne comprenais pas ce qu’ils cherchaient. Je ne comprenais pas leurs jeux. Je ne comprenais même pas ce qu'ils disaient, comme s'ils parlaient une langue étrangère. Et après coup je me rends compte que je devais être tout aussi incompréhensible pour eux.

J’ai mis des semaines avant d’oser aller aux toilettes.

Je ne supporte pas d’aller aux toilettes ailleurs que chez moi, dans un endroit où j’ai l’habitude, où je me sens en sécurité. Habituellement à l’école je me retenais toute la journée. Je sentais bien que ce n’était pas normal. Les autres n’agissaient pas comme ça. Je voulais essayer d’être comme les autres, mais c’était tellement dur. J’avais besoin de mes repères et à l’école je ne les avais pas. Avant de me construire des repères, il me fallait du temps. Et j’étais à l’école depuis bien trop peu de temps. Pour me construire des repères il me fallait me sentir en sécurité pendant des mois, voir des années. Mais je ne savais pas expliquer tout cela. C'était tellement confus dans mon cerveau. Je n’avais pas encore les mots dans mon vocabulaire et les aurais-je eu que je n’aurais probablement pas su les prononcer.

Un matin, à la récréation, j’ai quand même essayé de faire un effort et, après avoir longtemps attendu devant la porte, je me suis décidée à y entrer. Mais voilà… le sort semblait s’acharner contre moi. Le concierge de l’école est rentré dans les toilettes avant même que je ne puisse entrer dans une cabine. Il estimait que les enfants (de 3 ans ???) devaient comprendre qu’il fallait aller aux toilettes au début de la récréation. Il m’a tirée par la veste et jetée par terre en-dessous du préau. J’étais mortifiée. Morte de honte. Tous les autres enfants riaient de moi. Les larmes avaient envie de couler, mais j’essayais de me retenir. Je me sentais humiliée même si, encore une fois, je ne connaissais pas le terme approprié.

A dater de ce jour, plus jamais au cours de ma scolarité maternelle, primaire et secondaire, je n’ai été aux toilettes à l’école. Plus jamais je n'ai été aux toilettes ailleurs que chez moi.

En rentrant à la maison le soir, j’ai eu envie de raconter l’événement à mes parents. Mais d’une part j’avais peur qu’ils ne se moquent de moi comme les enfants dans la cour. Et d’autre part, lorsque je racontais l’une ou l’autre chose qui s’était passée à l’école, ma mère ne me croyait jamais. Elle me répondait invariablement « J’ai aussi été jeune ! » Je ne voyais pas le rapport. Je ne comprenais pas pourquoi elle me répondait cela. J’étais seulement blessée que ma mère n’aie aucune confiance en sa propre fille alors que je n’avais jamais rien fait qui puisse mériter un tel traitement. Je ne lui avais jamais menti. Elle ne me croyait pas tout simplement. Elle n’avait même jamais essayé de me croire.

Alors je n’ai rien dit, d’autant plus que le concierge de l’école était un ami de mon grand-père.

Chapitre 9

Un autre événement marquant de mon enfance a été le jour où ma mère m’avait vêtue d’un pantalon. Elle ignorait que les filles n’avaient pas le droit de mettre des pantalons à l’école. Et moi j'étais loin de penser à cela. J'étais bien trop jeune. Comme tu le sais, j’adorais mettre des pantalons. J'adorais, c'est peu dire. Je ne supportais que cela. En jupe ou en robe, je me sentais terriblement mal à l’aise. Un véritable malaise physique. Comme si je n'étais pas en sécurité en jupe. Ou comme si j'étais en position d'infériorité. Depuis mon plus jeune âge, il m’est totalement insupportable de mettre autre chose qu’un pantalon. Tu le savais et donc tu m’habillais le plus souvent en pantalon. Le plus souvent, c'est-à-dire tant qu'IL ne réalisait pas que je ne m’habillais pas en fille, comme IL disait. Il avait déjà piqué une crise terrible le jour où tu m’avais emmenée chez le coiffeur pour me couper les cheveux à la garçonne. IL avait une fille et IL voulait qu’elle ait l’air d’une fille et qu’elle s’habille en fille. Moi j’aimais mes cheveux courts. Je ne supportais que mes cheveux courts. Je ne me sentais protégée que lorsque j'étais en pantalon et que mes cheveux étaient coupés très courts.

Lorsqu'IL s’apercevait qu’IL ne m’avait plus vue habillée en fille depuis longtemps, IL piquait sa crise et voulait absolument que tu me fasse porter une jupe ou une robe pendant quelques jours. Et ses crises pour que je m’habille en fille étaient aussi terribles que les miennes car je ne voulais pas me vêtir ainsi.

Et du plus loin que je me souvienne, à chaque fois cela engendrait des crises terribles. Je hurlais, je pleurais, je suppliais. Je ne savais plus respirer. J'avais des spasmes. Ce n'était pas de la comédie, c'était réellement comme si ma vie en dépendait. Et pas n’importe quel pantalon. Lorsque j’en avais un qui me plaisait, je voulais mettre tous les jours le même. Tu n’aimais pas cela parce que ça te donnait l’impression de m'habiller de la même façon tous les jours. Mais justement, c'était le fait de mettre les mêmes vêtements tous les jours qui me rassurait.

Je ne supportais pas non plus de porter des chaussettes. Il me faudrait batailler jusqu’à mes dix ans pour parvenir à ne plus mettre ni bas, ni chaussettes sans que tu ne tente de me l'imposer.

Comme tu travaillais chez un importateur de vêtements d’enfants, tu me ramenais souvent des vêtements. La plupart du temps des pantalons, mais le problème était que les modèles étant différents, je perdais mes repères. Je me sentais mal à l’aise. Surtout lorsqu’il y avait plusieurs couleurs. Je n'aimais pas les couleurs. Pour moi un vêtement devait être noir ou bleu foncé. Je n’étais plus moi-même si on me forçait à mettre des couleurs. Je me sentais déguisée, différente, aussi mal dans ma peau que possible. Mes grands-parents et toi aviez beau dire que cela m’allait bien, je me sentais atrocement mal lorsque je n’étais pas habillée comme je le voulais. Non pas comme je le voulais, car ce n’était pas un caprice et de loin, plutôt comme il le fallait pour que je me sente bien.

Donc, ce jour-là, lorsque je suis arrivée en classe, l’institutrice m’a lancé un regard horrifié. Sur le moment je n’ai pas compris ce qu’elle me voulait. J’ai vu son regard. Je l’ai pris pour du dégoût, de l’aversion, comme si j’étais une chose répugnante. Il faut dire que j’étais hypersensible et que la moindre impression d’être mal jugée, le moindre regard qui me semblait réprobateur me faisait un mal fou. J’avais tout de suite envie de pleurer, de m’enfuir, de me replier sur moi-même. Ce n’est que des années plus tard, alors que j’étais devenue adulte, que j’ai compris que les filles n’avaient pas le droit de mettre des pantalons à l’école à cette époque-là. Pendant des années j’avais culpabilisé sans savoir ce que j’avais fait de mal. Et aujourd'hui encore je culpabilise et je ressens cette honte qui m'avait envahie ce jour-là.

L’institutrice m’a tiré par le bras et m’a emmené chez la directrice. Elles ont discuté, j’étais paniquée, à deux doigts de pleurer. J'essayais de me retenir. Je pensais qu'elles discutaient entre elles pour me faire envoyer en prison par le mari policier de la dame qui m'accompagnait chaque matin à l'école. La directrice qui était très gentille, a essayé de me consoler, elle a dit quelque chose que je n’ai pas entendu à l’institutrice qui m’a ramenée en classe.

J’étais morte de honte. J’avais fait quelque chose de mal et je ne savais pas quoi, alors que je m’étais jurée de ne jamais mal me conduire. Toujours sans connaître les mots appropriés, j’éprouvais le sentiment envahissant de n’être plus digne d’être respectée, d’appartenir à la classe, de me trouver avec tous ceux qui n’avaient jamais étés entraînés de cette manière humiliante chez la directrice pour une faute qu’ils dont ils auraient ignoré la nature.

Je n’ai jamais osé en parler à qui que ce soit. C'est la première fois de ma vie que j'évoque cette histoire.

Chapitre 10

Un autre jour, on devait faire un bricolage. Enfin, on était sensé faire un bricolage pour la fête des mères, mais en réalité, des élèves de primaire étaient venus en classe le faire à notre place. Je me sentais mal. Nous étions sensés dire à notre mère que nous avions fait un cadeau pour elle alors que ce n’était pas vrai. En plus j’étais horriblement vexée car l’institutrice avait décidé que nous n’étions pas capables de faire ce travail sans même savoir si c’était le cas. Elle nous jugeait mal sans nous connaître. Je n’avais pas envie de donner ce cadeau, car ce n’était pas un cadeau qui venait de moi. Et en plus on nous demandait de mentir à notre mère. Mentir à sa mère pour un cadeau. C'était horrible. Mais désobéir à son institutrice qui nous avait demandé de dire à nos mères que c'étaient nous-mêmes qui avions réalisé le cadeau était tout aussi horrible, tout aussi honteux. Dans les deux cas je faisais quelque chose de grave et d'humiliant, soit je te mentais, soit je désobéissais à mon institutrice.

Ces petits faits devaient sans doute être différemment vécus par les enfants normaux, du moins c’est ce que je me dis aujourd’hui. A l’époque ils me pourrissaient la vie. Je n'ai jamais osé demander, même devenue adulte, à mes anciennes copines de classe comment elles avaient ressenti toutes ces choses-là. C'est terrible de se rendre compte que l'on n'est pas comme les autres, mais d'être incapable de se conduire comme les autres.

Chapitre 11

Je ne me sentais pas à ma place parmi les enfants de mon âge, je les sentais différents de par leurs manières d'être, de jouer, de bouger, de se parler : tout leur semblait si facile alors que pour moi c'était si compliqué. J'avais le sentiment de vivre deux vies. Ou plutôt d'avoir besoin de deux fois plus de temps que les autres. Un temps pour essayer d'apprendre ce que mes semblables paraissaient connaître de façon innée. Et un autre pour apprendre ce que tout enfant devait apprendre. Je me sentais complètement perdue et je ne savais ni n'osais l'exprimer.

Quelque chose au fond de moi m'empêchait de révéler la nature de mes problèmes, me poussait à tout enfouir en moi. Il ne fallait pas que ce que je prenais pour une faiblesse se voie au grand jour. Ce n'était pas vis à vis de mes enseignants et des autres enfants que j'avais peur. C'était vis à vis de LUI et toi. IL attendait tellement de moi et je savais que je n'étais pas à la hauteur. Oui je retenais par cœur tout ce qu'il expliquait, mais je ne le comprenais pas forcément. Pas parce que j'étais bête, même si à ce moment là je pensais être débile mentale, mais parce que je ne comprends pas le second degré, ni l'abstrait. Ce n'est pas en moi.

Bien sûr, avec l'âge, l'expérience et les explications, j'ai compris qu'il y avait un second degré et qu'il ne fallait pas toujours tout comprendre littéralement. Mais aujourd'hui encore, même en le sachant, ma première réaction reste malgré tout toujours de prendre les choses au premier degré. Après je réalise et je comprends, mais cela ne se fait pas automatiquement. Alors quand j'étais enfant c'était encore pire. J'ai difficile encore maintenant à réaliser que les gens ne lisent pas dans mes pensées, que leur logique ou leur raisonnement ne suivent pas forcément les miens. Ce qui engendre des malentendus, voir des haines envers moi. Étant enfant, c'était encore pire. Quand je parlais, les gens avaient l'impression que je sautais du coq à l'âne parce que je répondais à ce qu'ils me disaient en même temps que je leur faisais part de mes réflexions et raisonnements.

Néanmoins, après avoir pris un semblant d'habitude de fréquenter des humains, j'ai très longtemps pensé qu'ils étaient forgés dans le même moule avec la même intelligence, la même morale, les mêmes principes. Je l'ai pensé jusqu'à l'âge adulte. Jusqu'à plus de trente ans.

Je ressentais une terrible impuissance à communiquer, une totale incapacité à aller vers les autres. A l'école, après m'être rendue compte que finalement on me laissait plutôt en paix (mise à part mon institutrice de première et deuxième maternelle), je ne me posais pas vraiment de questions. Je sentais bien que je n'étais pas à ma place puisque c'était moi qui était différente et que j'étais la seule à l'être, mais je ne souffrais pas. J’étais bien dans ma bulle. Je voyais sans les voir, les autres enfants qui discutaient, qui jouaient ensemble.

Je n'avais des contacts qu'exceptionnellement avec les autres élèves. Je les évitais autant que possible, pour éviter les incompréhensions et les malentendus. Je faisais des efforts pour me taire alors que tant de fois j'aurais eu envie de parler. Seulement les rares fois où j'avais ouvert la bouche, on m'avait regardé comme si j'étais une bête rare, une extraterrestre.

Je ne peux pas dire que j'ai pris la décision de me taire. Mais, contrairement à ce que tu as toujours pensé et affirmé, je n'étais pas timide. Mais comment expliquer que mon cerveau empêchait ma bouche de s'ouvrir et de dire toutes les choses contenues dans mon cerveau ? Comme si mon cerveau me protégeait parce qu'il réalisait que je n'avais pas « les codes » pour évoluer en société et donc m'empêcher de me rendre ridicule.

D'où la colère folle qui me prenait lorsque tu me traitais de « timide ». C'était pour moi la pire des insultes que tu pouvais me faire, à part me dire que je LUI ressemblais.

Je n’ai absolument jamais cherché à entrer en contact avec qui que ce soit, enfant ou adulte. Je voyais bien que je n’avais pas du tout les mêmes centres d’intérêts que les enfants, puis les adolescents de mon âge. Mais je ne me disais pas cela comme ça. Je pensais simplement que je n’aimais pas leurs jeux qui me semblaient puérils. Je ne ressentais pas de mépris pour eux, mais je n’avais pas non plus envie de me joindre à eux. A la fois parce que je ne comprenais pas leurs centres d'intérêt et à la fois parce qu'ils me faisaient peur. Et puis, c'était devenu inutile puisque les mots ne parvenaient plus à sortir de ma bouche. Et quand par miracle, ils sortaient, ce n'étaient que bouillies incompréhensibles.

L'aurais-je voulu que je n'aurai pas su faire comment entrer en contact et discuter avec d’autres enfants. Et pour quoi faire?

Quand vous receviez de la famille ou des amis, j’étais contente de les voir, mais je ne leur parlais pas. Même lorsqu’il y avait des enfants de mon âge. Pourtant j’aimais bien mes cousins et cousines. Il fallait me forcer pour que je les emmène à la cour, au jardin, dans ma chambre, faire une balade. Et quand on me forçait, je me fermais. Non pas parce que j’étais fâchée sur eux, ou parce que je ne les aimais pas, mais parce que mes parents ou mes grands-parents me demandaient quelque chose au-dessus de mes forces. Ils me demandaient de faire quelque chose qui m’épuisait moralement. Quelque chose qui était contre ma nature.

Alors je me fermais pour plusieurs raisons : parce que j’étais ennuyée, parce que je ne me sentais pas à la hauteur, parce que je me concentrais sur l’attitude à adopter, parce que je me demandais comment faire pour faire sortir une phrase intelligente, gentille, de ma bouche, ce que la personne allait penser de moi si je ne parlais pas. Quels étaient les premiers mots à prononcer ? Et ensuite ? Que fallait-il dire ou faire ? Je ne savais pas comment faire. Personne ne m’a jamais expliqué comment il fallait faire pour établir le contact avec les gens. J'ai parfois fait des gaffes qui me faisaient honte et qui me poussaient à renoncer à communiquer.

Un de mes souvenirs démontre bien cela. Nous étions invités chez un de SES collègues. Il avait une maison de campagne proche de la nôtre. Je m’entendais aussi bien que possible avec ses enfants. Ce jour-là, c’était mon anniversaire et un des enfants a dit que c’était également l’anniversaire de la fille des fermiers habitant un peu plus loin. Et non seulement elle était née le même jour que moi, mais elle portait le même prénom. Je la connaissais bien sûr, mais un de mes problèmes relationnels est que chaque fois que je revois une personne, que je connaissais pourtant d’avant et avec qui j’avais pourtant déjà parlé, il me faut refaire connaissance comme si je ne l’avais jamais rencontrée et tout reprendre à zéro.

SON collègue a demandé à l’un de ses enfants d’aller chercher la petite fille afin que l’on puisse manger un gâteau et trinquer ensemble. Elle est venue, a mangé du gâteau. Nous avions chacun reçu un quart de flûte de Champagne. Je n’avais pas envie de boire de l’alcool. Je détestais cela, mais je n’osais pas refuser. Je voulais boire, quand la petite fille en question est venue en face de moi. Elle m’a souhaité bon anniversaire et a voulu trinquer avec moi. Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait. Je n’avais pas compris qu’elle voulait simplement faire « tchin » avec son verre. Je pensais qu’elle voulait verser le contenu de son verre dans le mien. Alors c’est sorti tout seul, je lui ai dit « Mais ça va pas ? Qu’est ce que tu fais ? » Une femme m’a « sauvée » en m’expliquant, mais je me sentais aussi mal que possible. Et honteuse d’avoir encore une fois fait une gaffe.

A l’école, en maternelle, je n’ai jamais adressé la parole à qui que ce soit. Je ne suis jamais allé vers les autres. Je ne me rappelle pas si les autres élèves sont venus vers moi. Je ne me rappelle même pas si mon institutrice m’a encore adressé la parole après l’histoire du pantalon.

En primaire c’était plus ou moins pareil. J’allais à l’école mais c’était comme si je ne vivais pas les journées. A peine dehors j’étais incapable de me souvenir de ce que l’on nous avait appris le jour même. Quand ma grand-mère venait me chercher, elle me demandait ce que nous avions fait. J’étais incapable de lui répondre. Souvent l’une ou l’autre fille de la classe répondait alors à ma place et j’étais tout étonnée car je ne me rappelais pas du tout que l’institutrice avait parlé de cela. J'étais restée dans ma bulle durant toute la journée. Et pourtant j’ai réussi toutes mes années sans redoubler et sans trop de difficultés.

En fait, je me rends compte aujourd’hui que j’étais très bizarre. Je dois sûrement l’être encore ! Pendant les cours, je voguais dans ma bulle. L’institutrice avait perdu l’habitude de m’interroger. A quoi bon ? Je ne répondais quand même jamais. Au début, mes enseignants pensaient que j’étais distraite et que je ne suivais pas les cours, que c’était pour cela que je ne savais pas répondre à leurs questions. Il y a du vrai, vu de l’extérieur on pouvait penser que j’étais effectivement une élève distraite. Mais ce n’était pas pour cela que je ne savais pas répondre à leurs questions. Je connaissais souvent, très souvent même, la réponse. Simplement elle refusait de sortir de ma bouche, comme toute autre parole. Dans ma tête je formulais très bien la réponse et avec les mots corrects. Mais ces mots refusaient encore et toujours de franchir mes lèvres. C’était impossible ! Je le voulais, mais je ne le pouvais pas.

A la longue, voyant que j’avais des résultats corrects aux contrôles, bilans et examens, mes enseignants ont fini par me laisser tranquille et se sont imaginé que j’étais simplement exagérément timide. Et tu les rejoignait sur ce terrain. La timidité c’était quelque chose que tu pouvait concevoir. Ce n’était pas un problème « honteux ». Ce n’était pas une tare ni un handicap, du moins au sens que tu donnait au mot « handicap ». La timidité était un problème qui se rencontrait dans les meilleures familles. Ça t'arrangeait. J’étais cataloguée !

Cela me mettait terriblement en colère de me faire traiter de « timide ». Je ressentais cela comme une grave insulte. J’ignorais de quoi je souffrais. J’ignorais quel était réellement mon problème, mais ce que je savais c’est que je n’étais pas timide. J’étais dans ma bulle. J’étais incapable de communiquer, mais je n’étais pas idiote. Des enfants, des adultes timides, j’en ai vu. J’ai vite compris la différence entre la timidité et mon problème, même si je n’ai jamais su l’exprimer. J’ai vite compris que la timidité pouvait être surmontée. Les gens, surtout les enfants, timides, deviennent rouge, l’émotion se lit sur leur visage. Moi je restais impassible, le visage sans expression, ne reflétant aucune émotion alors qu’en réalité j’étais bien plus émotive que n’importe qui. Ou alors avec une légère expression qui ne reflétait pas du tout ce que je pensais ni ce que je ressentais ou ce que je voulais faire passer comme message. Souvent on pensait, et on pense encore que je me moque des gens à cause de mon expression, de mon regard.

La plupart des timides ont envie et essaient de surmonter leur timidité. Et quand ils y arrivent, ils en sont fiers, heureux. Ils ont gagné une bataille. Moi, lorsque j’ai réussi à communiquer, je suis épuisée moralement. J'ai le sentiment d'avoir perdu une bataille. Je me sens terriblement mal. Déçue aussi, parce que lorsque je le faisais c'était toujours pour faire plaisir à ceux qui voulaient se donner de l'importance en prétendant savoir que « le contact social me ferait du bien ».

C'était égoïste de leur part. Ce qui les intéressait ce n'était pas de m'aider mais de se mettre en valeur. Le fait de parler avec un autre être humain me cause réellement un vrai malaise au sens physique du terme. Mes mains ont envie de bouger et je dois maîtriser mon corps qui voudrait se balancer, ma tête qui voudrait aller de gauche à droite ou de haut en bas. Je dois être forte et tenir, tenir, tenir pour que ça ne se voie pas. On me prendrait pour une folle. Quand j’ai réussi à communiquer, je revois la scène en boucle dans ma tête, comme un traumatisme, comme une agression envers moi-même. Et au plus je revois la scène, au plus je dois maîtriser mon corps. C’est affreux, insupportable. Et je ne peux pas expliquer cela aux personnes persuadées que le contact social me ferait du bien. Elles sont tellement persuadées de connaître la solution à mon problème. Au point que selon la plupart, c'est moi qui y met de la mauvaise volonté.

Néanmoins je réalise que j’ai fais énormément de progrès. Avant, jamais je ne serais parvenue à reconnaître que je n’étais pas capable de faire ce que l’on attendait de moi, ou ce que je pensais que l’on attendait de moi. Je n’aurais jamais pu. J’avais terriblement honte en réalisant cela et en me le disant en moi. Je me sentais nulle, bête, stupide. D’ailleurs je réalisais que je n’étais pas capable de faire ce que l’on attendait de moi, mais j’en avais tellement honte, je me sentais tellement minable que je ne parvenais pas à mettre des mots sur ce que je ressentais. Je réalise aussi que j'ai mis des années à apprendre à faire ce que la plupart des êtres humains savent faire spontanément.

Chapitre 12

J’ai une excellente mémoire. Je retiens extrêmement vite les choses. Il me suffit de regarder une page, un fait et je le photographie mentalement. Il est alors inscrit dans mon cerveau pour toujours.

Et pourtant, lorsque j’étais enfant, s’il arrivait à ma grand-mère de me demander d’aller lui chercher un tournedos (par exemple), il fallait que je me répète comme une litanie « Un tournedos… Un tournedos… Un tournedos… » Pendant tout le trajet jusque chez le boucher, car le simple fait de savoir que j’allais vraiment devoir adresser la parole au commerçant, que je ne pouvais pas faire autrement car ma grand-mère ne savait plus marcher et le reste de la famille était au travail, me faisait oublier ce que je devais aller acheter !

Il n’était pas rare lorsque je devais aller au pharmacien, au boucher, chez le boulanger, que je tende simplement ma liste de courses au commerçant.

Par la suite, lorsque je suis devenue adolescente, j’ai tenté de compenser cette incapacité à communiquer par de l’arrogance. Je voulais masquer mes faiblesses, mais surtout j’essayais de me rendre insupportable, méprisante afin que les gens ne viennent plus vers moi, ne me posent plus de questions, ne recherchent pas mon amitié ou à discuter avec moi.

Chapitre 13

En maternelle je ne me suis fait aucun ami.

Ce n’est qu’en dernière année primaire que j’ai réussi à échanger quelques mots avec deux ou trois élèves plus ouvertes, plus curieuses, plus intéressées à moi que les autres. Elles insistaient encore et encore pour me parler, si bien qu’au bout de plusieurs années, j’ai réussi à tenir des petites conversations. Je ne pouvais pas faire autrement sous peine de passer pour une impolie.

Je ne critique pas les autres. Loin de là. Jamais personne, ni élève, ni profs n’a épinglé ma « différence ». Ils menaient leur vie, ils avaient leurs amis et je devais paraître un peu « braque » aux yeux du monde extérieur. D’ailleurs depuis que je suis en âge de penser, je me suis toujours dit que lorsque des groupes d’amis étaient constitués, que ce soit à l’école primaire, au collège, au lycée, un élément extérieur n’avait rien à y faire. Ces groupes me paraissaient tellement « opaques », « fermés », je ne vois toujours pas à l'heure actuelle ce que j'aurais pu faire pour y entrer.

J’ai pourtant vu des élèves arriver en cours d’année, qui ne se connaissaient pas avant, faire connaissance et s’intégrer, mais je ne comprenais pas comment ils faisaient, ce qu'ils disaient pour en arriver là. Je ne comprenais pas comment ils étaient acceptés non plus. Et je n’allais pas me rendre ridicule et le leur demander. Je sentais que ce n'était pas normal de se poser ce genre de questions.

Plus tard, j’ai su un peu mieux m’exprimer verbalement, mais malgré cela, je ne savais toujours pas communiquer. Parce que s’exprimer ce n’est pas communiquer.

Jamais personne ne s’est moqué de moi. Jamais personne ne m’a insulté, critiqué ou n’a essayé de me faire du mal. Je n’ai jamais connu la violence à l’école, ni la méchanceté, ni la discrimination. Compte tenu de mon « problème » je peux dire que ma scolarité a été parfaite. Je me sentais parfois incomprise, mais toujours respectée tant par les profs que par les élèves, exception faite de mon institutrice de maternelle que décidément, je n’aimais vraiment pas !

Chapitre 14

J’ai un problème depuis toujours avec la reconnaissance des visages. Souvent, les gens me pensent impolie parce que je ne les reconnais pas. Pour moi, une rencontre avec une personne est faite de sensations et non d’images. Je peux rencontrer une personne, la voir pendant un bon bout de temps et ensuite ne pas du tout la reconnaître si je la croise en rue quelques heures ou quelques jours plus tard. Combien de fois n’ai-je pas rencontré des gens que j’étais sensée connaître, qui me regardaient pour me dire bonjour et moi, ne les reconnaissant pas du tout, je passais mon chemin sans même faire le moindre petit signe de tête pour les saluer.

Tu reconnaissais mieux que moi les élèves de ma propre classe.

Je ne reconnaissais pas des voisins qui ont habité durant plus de vingt ans à côté de chez nous. Je ne comprenais pas comment tant de gens me disaient bonjour lorsque j'étais à la rue. Pour moi, personne ne me connaissais puisque je ne connaissais personne. Ou si peu.

Au fil du temps je me suis rendue compte, et cela m’a fort étonnée, que des gens me connaissaient de vue, savaient qui j’étais, où j’allais à l’école, qui étaient mes parents alors que moi je ne voyais pas du tout qui ils étaient.

Je connais beaucoup de noms d’acteurs, même sans avoir vu leurs films car je n’aime pas la télévision ni le cinéma, je sais dans quels films ils ont joué… mais je suis incapable de mettre un visage sur leur nom. J’en suis encore aujourd’hui à confondre Alain Delon avec Pierre Arditi ou Maurice Ronet.

Tant que j’étais enfant le fait de ne pas reconnaître des gens qui pourtant gravitaient autour de moi, ne m’a pas vraiment posé de problème. Certains le prenaient mal et pensaient que j’étais hautaine ou impolie ; mais la plupart pensaient que j’étais distraite. Et toi, tu me répétais « Mais enfin tu pourrais dire bonjour, c'était X! » Toi aussi tu pensaits que j'étais impolie ou trop timide que pour répondre. Quand j'y repense, Lui et toi n'avez jamais cessé de me reprocher « mon attitude », mais vous n'avez jamais pris conscience de mon malaise profond. Et comme ce malaise provenait de difficultés de communication, je ne suis jamais parvenue à l'expliquer.

Devenue adulte c’était plus gênant. Surtout lorsque j’allais chercher les enfants à l’école et que je rencontrais des parents d’élèves ou des enseignants que j’avais déjà vus des dizaines de fois et que pourtant je ne reconnaissais pas. Pour finir, j’ai pris l’habitude de faire un signe de tête à chaque personne que je croisais et qui me regardait comme si elle me connaissait.

Chapitre 15

A l’école j’ai toujours été très bizarre. Encore une fois, je ne m’en suis rendue compte qu’après, lorsque je suis devenue adulte.

Je rentrais dans ma bulle dès que je prenais place à mon bureau. Je n’aurais même pas su dire le soir qui s’était assis à côté de moi.

Je n’écoutais pas à l’école. Je n'écoutais rien du tout. La voix de l'institutrice ou plus tard au lycée, des profs me parvenait à travers les brumes de mon cerveau. J’étudiais à la maison, je retenais assez vite mes leçons car j’ai une excellente mémoire photographique. Là encore je pensais jusqu’à il y a peu, que tout le monde était comme moi. Je prends une feuille ou un livre devant moi, je regarde le texte dans son ensemble et c’est comme s’il s’imprimait tout seul dans mon cerveau, sans que je n'aie rien à faire. Je peux par la suite très rapidement le restituer. Sur papier bien sûr ! Pas verbalement. Mais, là où le problème se pose c’est que lorsque j’étais enfant et puis adolescente, je comprenais le texte dans ses termes, mais je ne comprenais absolument pas les questions abstraites. Donc tant qu’il s’agissait de compréhension à la lecture d’un texte purement littéraire, aucun problème. Mais lorsqu’il s’agissait de répondre à des questions plus abstraites ou portant sur une leçon de sciences, d’histoire ou autre, même en connaissant pratiquement le texte par cœur, même en comprenant le texte, je ne comprenais pas ce que les enseignants voulaient de moi avec leurs questions bizarres. Et le pire était pour moi, lorsque les questions portaient sur ce que l'auteur avait voulu exprimer ou sur les opinions politiques de l'auteur ou du ou des personnages du texte. Que pouvais-je en savoir? L'auteur était mort ou les personnages étaient imaginaires. Comment pouvait-on déterminer, en lisant un simple texte parmi, peut-être des centaines, écrits par le même auteur, ce qu'il avait voulu exprimer ou quelles étaient ses opinions politiques? Qui me disait que ce texte ne s'inscrivait pas dans un texte plus large qui aurait permis de dégager une autre opinion?

Par peur de ne pas comprendre, par peur de penser à tort avoir compris, je me posais toutes sortes de questions sans jamais y trouver les réponses, mais me faisant douter encore plus de moi.

En fait, je pourrais prendre n’importe quel texte et expliquer ce qu’il signifie, démontrer que je l’ai bien compris, à condition d'avoir uniquement le texte devant moi. Mais je ne comprends absolument pas les questions posées par les enseignants. Je ne vois pas où ils veulent en venir. J’ai l’impression qu’ils compliquent des choses qui pourtant sont simples. Alors, comme je ne les comprends pas, je complique encore plus les choses dans ma tête en pensant que je vais les rejoindre. Mais eux ont leur manière de voir alors que moi je pars toujours sur autre chose et d’un tout autre côté. Ce qui fait que nous ne nous rejoignons jamais.

Ce qu’il y avait aussi, et cela se produisait le plus souvent et était encore plus bizarre, c’est que j’ai l’impression d’avoir besoin d’être « programmée », c'est-à-dire que je peux retenir l’information, je peux la restituer, mais la compréhension en profondeur ne vient, selon les cas, que des minutes, heures, jours, semaines, mois, voir des années plus tard. Comme si mon cerveau travaillait tout seul et assimilait en un laps de temps plus ou moins long, la matière que j’avais étudiée auparavant. Ce qui était très gênant en classe surtout lors des examens. Alors, je me mettais comme dans un état second à l’examen, je prenais ma feuille de questions, je ne cherchais pas à comprendre les consignes ni ce que demandait le prof. Je prenais mon stylo et une sorte d’écriture automatique s’emparait de moi, qui me faisait répondre aux questions. Comme si mon stylo au bout de mon bras connaissait la réponse alors que mon cerveau pensait à autre chose tout en donnant la réponse. Le tout sans que la partie de moi qui se trouvait dans ma bulle ne s’en rende compte. Les réponses aux questions étaient généralement des mots, des phrases. Et mon cerveau ne formait pas de phrases, mais mon stylo au bout de mon bras oui. C’est très difficile à expliquer et moi-même je trouve cela très bizarre. Néanmoins cela m’a énormément servi car grâce à cela j’ai souvent eu de bons résultats.

Je suis quelqu’un de très théorique et je ne suis absolument ni pratique, ni manuelle. Sans compter le fait que je sois d’une rare maladresse. Enfin j’étais, car j’ai fait beaucoup de progrès à l’âge adulte. C'est la honte qui m'a fait faire des progrès par rapport à la maladresse. Lui et toi, mais surtout Lui, m'appeliez tout le temps « Pierre Richard » et cela me blessait parce que je ne faisais pas exprès d'être maladroite. Et le fait que mes parents se moquaient de moi ne faisait qu'empirer ma maladresse. Mais le pire est lorsqu'une personne se met derrière moi quand je fais quelque chose, et attend de pouvoir me critiquer parce que je commets une faute ou une maladresse. Je sais que la personne attend cela et je perds tous mes moyens. C'est insupportable. Mais au fil du temps, la honte s'est faite tellement forte que j'ai réussi à devenir moins maladroite. Je ne suis toujours pas douée, mais je suis nettement moins maladroite que lorsque j’étais enfant. Je suis incapable de mettre de la théorie en pratique. Réaliser une recette de cuisine, même simple, est inimaginable pour moi.

Chapitre 16

Je traîne depuis mon enfance, la sensation d’être incomprise et incapable de me faire comprendre. Cela m'énerve et me met de mauvaise humeur, mais généralement on pense que je suis de mauvaise humeur sur les autres, alors que je m'en veux à moi-même d'être incapable de m'exprimer. Je sais parler bien sûr. Mais en général je ne parle pas. Quand j’étais enfant j’étais littéralement bloquée. Les phrases se formaient et ne sortaient pas de ma bouche et quand elles parvenaient à sortir, ce n’était qu’une bouillie incompréhensible n’ayant rien à voir avec ce que je voulais dire en réalité. De là, naissaient des tonnes de malentendus, surtout avec Lui. Ce que je n'ai réalisé qu'une fois devenue adulte et après avoir été diagnostiquée.

Pourtant quand j'explique que les phrases se formaient dans ma tête, je ne veux pas du tout dire que je préparais ce que j’allais dire. Non. Par exemple, il y avait un débat en classe ou l’institutrice et plus tard les professeurs posaient des questions sur certains thèmes et spontanément des réponses surgissaient en moi. Des réponses argumentées et pertinentes (je pense), d’ailleurs, car lorsqu’il fallait répondre par écrit j’avais toujours les meilleurs points. De même qu’en rédaction, dissertations, critiques de textes. Mes professeurs de Français avaient pour habitude de lire mes rédactions dans toutes les classes. Et généralement lorsqu’on me demandait une rédaction d’une page, je me ramenais à l’école avec un minimum de dix pages et une fois je suis montée à plus de cinquante. Toute l'école était au courant. Tout le monde me félicitait et j'en était aussi gênée que possible. Je voulais rester discrète et je ne pouvais pas passer dans un couloir sans que des élèves me répètent que j'écrivais bien, que je devrais devenir écrivain etc.

Mais si j’essayais d’expliquer tout cela verbalement, les phrases qui sortaient n’étaient pas celles qui spontanément se formaient dans ma tête. Je me sentais ridicule, honteuse parce qu’on pouvait avoir l’impression que je ne savais pas parler, ni former des phrases correctes alors que c’était faux. Je bafouillais. Je perdais tous mes moyens. Mes arguments qui étaient parfaits sur papier, mouraient une fois mis dans une phrase orale.

Et le pire, c’est que les élèves ne se moquaient même pas. Au contraire, ils voyaient mes difficultés à m’exprimer et faisaient preuve de patience. Lorsque j’étais face à la classe, complètement perdue, ils tentaient de m’encourager. Sans même que les enseignants n’aient à leur demander quoi que ce soit. C'est sans doute pour cela que j'avais fait des progrès. Seulement à l'âge adulte j'ai vécu des épreuves très dures à vivre et depuis, tous mes progrès se sont évaporés. Je suis en train de régresser et cela me fait très peur.

A l’époque je ne réalisais pas, mais aujourd’hui j’en suis surprise car avec ce qui se passe aujourd’hui dans les écoles, avec ce que me racontent mes enfants, cela ne serait plus possible. Ni les profs, ni les élèves ne seraient aussi compréhensifs et respectueux qu’à l’époque. Aujourd'hui, on rejette les élèves différents. Par facilité, on les catalogue comme le veut la mode « hyperactif », « hyperkinetique », « débile léger ». On ne fait même plus redoubler un enfant. Quand il provient d'une famille fragile ou peu aisée, on l'envoie immédiatement dans l'enseignement spécial et il n'a pas dix ans que sa vie est tracée d'avance.

Quelque part, j’ai eu énormément de chance même si d’un autre côté personne ne s’est aperçu que j’avais réellement un problème. J'ai eu de la chance de naître à une époque où les gens étaient encore normaux, où les assistants sociaux et psychologues n'avaient pas encore pollué l'esprit des profs, des parents ainsi que la scolarité des enfants. Mais même s’ils s’en étaient aperçus, qu’auraient-ils pu faire ? Existe-t-il réellement un traitement, un médicament, une aide efficace pour ceux qui souffrent d’une sorte de handicap par rapport à leurs relations sociales ?

La réponse est non. Il n'existe aucun traitement contre l'autisme.

Encore une fois, la timidité on peut passer outre. On peut la vaincre. On se sent fier de l’avoir vaincue.

Moi, quand j’ai fait des efforts sur moi-même pour parvenir à parler ou à agir comme quelqu’un de normal, je me sens épuisée nerveusement et moralement et certainement pas fière du tout, bien au contraire. J’ai plutôt honte parce que lorsque j’ai, dans un effort surhumain, réussi à tenir une conversation, je ne ressens pas cela comme une victoire. Ce n’est pas une victoire parce que les mots, les phrases que j’ai réussi à prononcer me montrent totalement à mon désavantage. Je n’ai pas réussi à exprimer ce que je voulais. Et en prime, je me suis très mal exprimée. Les mots prononcés ne reflètent ni ce que je voulait dire vraiment, ni mon réel niveau de connaissances, de culture, de réflexion, de moralité.

C’est pareil lorsque je fais des efforts pour vaincre une peur ou une phobie.

J’ai toujours entendu dire que l’on pouvait vaincre ses peurs en se forçant et qu’ensuite, une fois que l’on avait triomphé de la peur en question, c’était fini, on n’avait plus peur et on commençait même à en rire.

Chez moi, rien n’est plus faux.

Chaque fois que j’ai essayé de vaincre l’une de mes peurs ou phobie, je me suis forcée. Cela m’a fait du mal autant physiquement que moralement. J’ai quand même continué. J’ai reproduit le geste ou l’acte ou encore je suis retournée à l’endroit qui me faisais peur, et au plus je le faisais, au plus la peur devenait terreur. Alors, pour montrer que j’avais fait l’effort d’essayer de vaincre ma peur, je faisais l’action en question à plusieurs reprises afin que personne ne puisse me critiquer. Et ensuite, on ne m’y reprenait plus jamais.

Je n’ai jamais su déterminer si je pouvais vraiment être considérée comme courageuse parce que j’avais fait mon possible pour parvenir à vaincre mes peurs ; ou alors si j’étais vraiment minable parce que, contrairement aux autres, même en essayant je n’étais jamais parvenue à vaincre mes peurs.

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