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Le cercle de Tollwut 1 L'assassinat des apparences, par Séverine G.

Le cercle de Tollwut 1 L'assassinat des apparences, par Séverine G.

Le Cercle de Tollwut
Tome 1 : L'assassinat des apparences
Résumé :
Quelque part en France, inséré entre montagnes et forêts, se trouve Nirgends, un petit pays dont personne n'a jamais entendu parler. Pour la plupart des habitants, c'est un paradis qu'ils ne quitteraient pour rien au monde. Seuls les anciens et les enfants connaissent le secret de Nirgends et savent que les vampires de Skoldavie se sont réfugiés il y a très longtemps dans l'ancienne capitale abandonnée, Castelmirail, et que ces vampires dirigent le monde entier.
Dans la sordide Cité des Oiseaux, de la nouvelle capitale de Roquemirail, un adolescent est accusé de viol sur sa petite voisine. Le commissaire Martin Schuller dicte sa propre loi dans la Cité, où il a grandi et qu'il entend "purger" à sa façon de la délinquance et lutter contre les vampires qui corrompent la jeunesse et les élus.
Mais qui est donc la mystérieuse Luan qui a le don de provoquer des sentiments étranges et qui possède des dons tout aussi étranges?
A Nirgends, personne n'est réellement ce qu'il semble être.

Prologue

La nouvelle décapotable rouge freina dans un grand crissement de pneus. Marine conduisait vraiment comme un mec. Elle se gara telle une loque devant le garage de la grande maison où elle vivait avec Tristan.

- J'en ai pour un bon quart d'heure quand même, lança-t-elle à Luan, tu m'accompagnes à l'intérieur ou tu m'attends dans la voiture ?

La rue était déserte. Il faisait noir, un peu frisquet. La jeune fille frissonna.

- Je viens avec toi. Je dois faire pipi ! Rétorqua l'adolescente en s'extirpant de la voiture sans prendre la peine d'ouvrir la portière. Et sans souci pour ses fringues. Fait trop froid ici. Froid. Et noir aussi. Noir surtout. Il était un peu plus de trois heures du matin. Luan avait une peur bleue de l'obscurité et de la nuit, mais se serait laissé couper la langue plutôt que de l'avouer à qui que ce soit. Rien que le fait de suivre Marine jusqu'à la porte blindée lui fichait les jetons. Et pourtant il n'y avait pas vingt mètres. Et la lumière était allumée.

L'angoisse. Sa meilleure amie. Toujours présente. Fidèle au poste. Prête à lui taper sur l'épaule au moment où elle s'y attendait le moins. Au moment où elle s'y attendait aussi d'ailleurs. Amie fidèle entre toutes. La seule vraie peut-être dans ce monde de solitude et de brutalité qui était le sien.

Luan sentit ses yeux se mettre à papilloter. Ce n'était pas le moment. Après les yeux viendrait le balancement. Et cela non plus elle ne voulait pas le montrer. Bien sûr Tristan le mec de Marine savait qu'elle souffrait du syndrome d'Asperger, certains autres copains le savaient également. Mais Marine et son frère Gabriel, eux, l'ignoraient. Et elle ne tenait pas à ce qu'ils l'apprennent. Elle aimait bien Marine qui était gentille, mais n'avait pas beaucoup de caractère ni d'intelligence ; en revanche, elle détestait Gabriel. Un vrai trou du cul ce mec. Aussi lâche et minable qu'il était grand. La jeune fille essaya de se calmer. Il fallait absolument compenser, comme au collège. Essayer d'être normale. Mais elle savait que c'était impossible. Ses journées au collège n'avaient rien de commun avec ses nuits dans les établissements d'Harold Kramer. Et là, l'adolescente était vraiment très fatiguée. A la limite de l'épuisement nerveux et physique.

Harold Kramer... Qui à part elle savait qu'il était un vampire? Qui à part elle savait ce qui se passait réellement la nuit dans ses soi-disant salles de jeux, boîtes de nuit et autres clubs privés?

Qui à part elle connaissait Castelmirail, l'ancienne capitale de Nirgends?

- Je prends une douche, j'en ai vraiment besoin, lui cria Marine du premier étage, la tirant ainsi de ses rêveries, mais je me dépêche promis. Pas plus de quelques minutes. Réveille-pas Tristan sinon il risque de piquer sa crise, il avait des choses à faire hier soir. L'est sûrement crevé là !

Des choses à faire... Luan n'ignorait pas que ces « choses » n'avaient rien de clair. Braquages, blanchiment d'argent, meurtres et même actions terroristes... Mais à côté de ce qui se passait à Castelmirail, c'était tellement reposant.

Elle ne répondit pas. Dans le grand hall d'entrée dallé de marbre et tapissé de toile bordée de dorures, une table en marqueterie et bois précieux supportait un échiquier en marbre également, avec une partie en cours. Tristan avait joué son coup depuis la dernière fois. Comme d'habitude il avait mal joué. Les coups d'avance se profilèrent automatiquement dans son cerveau. L'adolescente sourit « Échec et mat Tristan ! Comme d'hab ! », murmura-t-elle.

Ledit Tristan sortit de sa chambre emmitouflé dans un peignoir éponge, les cheveux blonds tout ébouriffés, les yeux bleus gonflés de sommeil. Un vrai zombie. La jeune fille le lui fit remarquer. Personne d'autre qu'elle n'aurait osé parler ainsi à Tristan Marcillac.

- Fais chier gamine ! Lança-t-il rudement, en remarquant le coup joué. Mais pour ce qui est de « ne pas réveiller Tristan », continua-t-il d'une voix de fausset, en mimant les guillemets avec ses deux mains, c'est plutôt raté. Alors tu sais ce qu'il te dit le zombie ?

- Le zombie va se coucher. Il est nul aux échecs. Pas envie qu'il pique sa crise. Émit l'ado d'une voix égale.

Le jeune truand eut un sourire. Si la présence d'une gamine en âge d'aller au collège chez lui à trois heures du mat' l'étonnait, il n'en laissa rien paraître.

- Hé « Rain Girl », tu viens mercredi après les cours. J'aurai fini mon chantier. Et là je te promets, je te massacre !

- Massacre à la tronçonneuse... c'est ça ton « chantier » Tristan !

Tristan soupira.

- Gamine, faudra qu'un jour je t'apprenne le second degré.

- Le second degré de quoi ? Les équations ? J'connais déjà depuis longtemps.

Re-soupir. L'ado était une surdouée. Son QI explosait tous les plafonds. Elle était imbattable aux échecs. (Il avait beau la narguer, il n'ignorait pas qu'il ne la battrait jamais. Personne n'avait jamais battu Luan aux échecs). Mais sa franchise était terrifiante, sa naïveté confondante. Et surtout, elle n'avait pas accès, ou alors très difficilement, au second degré. Tristan l'aimait bien, mais ne pouvait s'empêcher de penser que cette gosse était une bombe ambulante. Elle savait tellement de choses. Sur tellement de gens. Y compris sur lui. Et pire... sur la toute puissante Organisation, le Cercle de Tollwut... C'était à vous faire froid dans le dos. Et si un jour elle parlait, sans se rendre compte des dégâts que cela pouvait causer ? Comment Harold Kramer pouvait-il accepter de prendre de tels risques ? C'était de l'inconscience. L'idée lui vint qu'il faudrait peut-être un jour la tuer. Puis il chassa cette pensée de son esprit comme une mouche importune.

- A part me réveiller en pleine nuit et me battre aux échecs, que me vaut l'honneur de ta visite ?

- Marine prend une douche et moi j'ai fait pipi.

- D'accord... Tristan rigolait doucement, mais encore ?

- Pour Marine, tu lui demandes. J'ai promis de rien dire. Moi faut que je retourne.

- Où ça ? Chez toi à la maison j'espère, à cette heure ?

- Nan.

- Tu rigoles ? Me dis pas que tu retournes chez Harold ?

- Ben ouais, fit la gamine désabusée.

- Putain, c'est pas possible, marmonna Tristan. Ce mec est une véritable ordure, tu le sais ?

Luan haussa les épaules. Fataliste. C'était Harold quoi !

- Tristan, par pitié ne te mêles pas des affaires d'Harold. Par pitié !

C'était Marine qui achevait de se sécher les cheveux. Elle avait vraiment l'air terrifié. Tristan darda sur sa compagne un regard méprisant.

- Ce mec, lança-t-il, je vais finir par le buter. Et toi aussi ! Dégage ! Tu me fais chier ! T'es aussi lâche que ton frère et toute ta sainte famille ! Allez casse-toi !

Les yeux bleus de Tristan étaient devenus effrayants. Meurtriers. Marine ne se le fit pas répéter deux fois. Oubliant qu'elle devait ramener l'adolescente, elle fila vers sa voiture et démarra sans demander son reste. Elle ne savait que trop à quel point Tristan pouvait devenir violent quand il piquait sa crise. En même temps, elle ne savait pas de qui elle avait le plus peur : de Tristan ou des représailles de Kramer lorsqu'il verrait qu'elle ne lui ramenait pas Luan... Marine eut soudain envie de jeter sa bagnole contre un pylône ou dans le canal. Envie d'être débarrassée une fois pour toutes de cette vie de merde. S'il n'y avait pas Florian...

Marine savait que Tristan ne l'aimait pas. Leur union était uniquement basée sur le sexe et sur son physique. Le truand voulait une bombasse à son bras. Jolie, mince, sexy. Sois belle et tais-toi ! Surtout tais-toi ! Même son gosse il ne l'aimait pas. Elle avait pensé se rapprocher de lui lorsqu'elle lui avait appris sa grossesse, et c'était tout le contraire qui s'était produit. Il s'était mis dans une colère noire et lui avait reproché de l'avoir trahi. Il ne voulait pas d'enfant avec la vie qu'il menait. Il ne voulait pas faire un malheureux. Si un jour il avait un enfant, ce serait lorsqu'il aurait décroché et se serait tiré loin d'ici. Sur un autre continent. Résultat, depuis la naissance de son fils, cinq ans plus tôt, Tristan ne l'avait même jamais pris dans ses bras. C'était tout juste s'il le regardait. Et entre elle et lui, il n'y avait plus que le sexe.

Il regarda la Golf démarrer en trombe. Il n'avait pas remarqué que la deuxième silhouette n'était pas remontée dans la voiture. Trop occupé à écouter ce qui se disait dans le hall avec son micro hyper sophistiqué. La dispute entre Marcillac et sa copine. Il s'était montré distrait. C'était vraiment con de sa part. Si jamais Tristan avait refermé la porte... Heureusement il n'en n'était rien. Il poussa la porte et pénétra dans le hall. La lumière était éteinte. Tristan devait être retourné dans sa chambre. Ce n'était pas grave. Tout était déjà prévu dans sa tête. Ce serait facile. Tristan avait confiance en lui. Ce en quoi il avait tort. Mais c'était de sa faute aussi. Le truand commençait à péter les plombs, à raconter des conneries, à faire certaines confidences inopportunes. Il n'était pas un tueur. Il n'était même pas violent. Il n'aimait pas cela du tout, mais c'était la seule solution. Et puis il fallait impérativement récupérer ces documents. C'était vital pour pas mal de monde. Sinon tout risquait de s'effondrer. Envoyer simplement Tristan en prison serait une solution pire encore. Il était incontrôlable. Dieu sait ce qu'il pourrait dire, qui il pourrait dénoncer... Non. Il fallait le tuer. S'en débarrasser. Le faire taire à tout jamais. En même temps cela sèmerait la zizanie dans la bande. Cela ruinerait la confiance car chacun penserait que l'autre était l'assassin. Chacun avait au moins un mobile pour se débarrasser de Marcillac. Lui en avait deux. Le faire taire et récupérer les documents compromettants.

- Je fais quoi maintenant ? S'enquit Luan après le départ de Marine.

Tristan regarda l'ado. Son regard était toujours aussi terrifiant. Il semblait comme fou. Il tremblait de rage. Mais elle ne paraissait pas avoir peur de lui le moins du monde.

- Faut que je rejoigne Harold, insista-t-elle d'un ton égal. Y a plus de bus à cette heure. Il m'attend.

Tristan tenta de se calmer. Il avait envie d'ordonner à la gamine de rentrer chez elle. Limite même de la raccompagner de force, car il savait qu'elle ne lui obéirait jamais. Mais il savait que ce serait inutile. Cela créerait une explosion nucléaire. A quoi bon essayer d'empêcher ce qu'il ne pouvait pas empêcher ? Il n'était pas de taille contre Harold Kramer. Un apprenti truand de vingt-trois ans contre un des chefs tout-puissants de l'Organisation du Cercle de Tollwut ! C'était risible. Il n'avait aucune chance, à part celle de se faire plomber ou jeter dans le canal avec des chaussures en ciment. Voir pire encore, Harold était un vampire... Un Immortel. Rien que cette idée lui fit froid dans le dos. Les vampires n'existaient pas... Normalement. Il n'en n'était plus si sûr après ce qu'il avait vu et entendu l'autre soir ! Et puis merde, cette gamine, elle n'était rien pour lui. Sa vie ne le regardait pas. Il n'était ni son frère, ni son père, ni son petit copain. Une amie peut-être ? Mais pouvait-on parler d'amitié entre un criminel de vingt-trois ans et une ado autiste qui devait en avoir dix de moins ? Qu'est-ce qui les reliait ? Axel Kramer ? Bof ! Lui non plus n'était même pas son ami. Juste son complice.

Pourtant il se mit à hurler :

- Putain, c'est pas possible ! Tes parents ils font quoi ? Ca leur arrive de s'occuper de toi? Ils savent où tu es ? Ce que tu fais ?

La gamine haussa les épaules.

- Je suis dans mon lit. Répondit-elle laconiquement.

- Bon, OK continua Tristan, laisse-moi le temps de m'habiller et j'te conduis chez Kramer.

Luan remettait les pièces de l'échiquier en place. Avait-elle seulement entendu ?

Tristan remonta dans sa chambre. La jeune fille chipotait aux bibelots qui se trouvaient dans le hall. Elle essayait de ne pas balancer la tête.

La porte d'entrée s'ouvrit tout à coup. Pensant que c'était Marine qui revenait la chercher, l'adolescente voulut se montrer, mais l'angoisse, toujours elle, la fit hésiter. Cette ombre qui venait de pénétrer dans le hall lui faisait peur. On aurait dit qu'elle essayait de ne pas faire de bruit, alors que les talons aiguilles de Marine claquaient toujours sur le dallage. Instinctivement, Luan se rencogna sous l'escalier, d'où la silhouette ne pouvait pas la voir. Bien lui en prit. Ce n'était pas Marine, mais un homme qui passait devant elle. Un homme qui ne lui était pas inconnu, même si sa fichue incapacité à reconnaître les visages l'empêchait de se rappeler qui il était.

L'homme monta l'escalier sans faire de bruit. Ce n'était pas difficile, l'escalier était recouvert d'une épaisse moquette.

Une peur affreuse la saisit à la gorge. L'angoisse l'empêchait de lire dans les pensée de l'intrus, mais elle “voyait” quelque chose de terrible. Comment cet homme était-il entré ? Comment avait-il ouvert la porte blindée ? Est-ce que dans sa peur de la colère de Tristan, Marine aurait oublié de la refermer ? Qui était-il ? Est-ce que Tristan était au courant de sa visite ? Non, sûrement pas. Sinon il n'aurait pas proposé de la raccompagner s'il avait eu rendez-vous. Et il ne serait pas remonté dans sa chambre. Que venait-il faire ici ? Luan “sentait” que les pensées de l'homme étaient noires et brouillées. Il avait peur lui aussi. Luan le suivit sans faire de bruit. Vit qu'il pénétrait dans la chambre de Tristan. S'approcha de la porte. Elle savait qu'il y avait un renfoncement où se trouvaient les toilettes et la salle de bains privée de Tristan. Elle s'y planqua. Tout allait tellement vite. Tristan était à peine entré dans sa chambre que déjà l'homme y faisait irruption et Luan se cachait dans le recoin.

Tristan était de dos. L'adolescente voulut l'appeler, mais son cri resta dans sa gorge. Elle savait que quelque chose de terrible était sur le point de se produire. Elle hurla mentalement pour prévenir son ami. Mais l'intrus venait de se révéler. Elle ne parvint pas à établir une connexion mentale avec Tristan. Les choses allaient trop vite. Tristan eut l'air surpris, mais serra la main de l'homme, comme s'il était tout à fait normal de le trouver dans sa chambre à près de quatre heures du matin.

Les deux hommes se mirent à discuter. Luan, qui avait une ouïe surdéveloppée entendit toute la conversation. L'homme voulait des papiers. Il lui avait également demandé s'il avait de quoi assurer sa sécurité. Tristan semblait réfléchir, puis fouilla la cachette où il conservait la clé de son coffre-fort et son arme, qu'il déposa sur son bureau.

- Tu vois ? J'ai de quoi me protéger, il ne peut rien m'arriver. Tu t'inquiètes pour rien. Viens on va au coffre.

Tristan se retourna, serrant de sa main gauche son peignoir contre lui. Il venait de retirer la ceinture et de la jeter sur le lit et n'avait pas la moindre envie de se montrer dans le plus simple appareil à Luan qui se trouvait en bas, dans le hall. D'ailleurs, comment se faisait-il que l'homme ne lui ait pas parlé de la gamine ? Ne l'avait-il pas vue ? Il n'eut pas le temps de se poser davantage de questions. Plus rapide qu'un serpent, l'homme se saisit de l'arme, profitant de ce que Tristan maintenait son peignoir fermé, et, en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, tira à bout portant, en plein dans son visage. Le jeune truand s'effondra sur son lit. De la cervelle, du sang et des esquilles d'os avaient giclé contre le mur et sur le lit. Luan était muette d'horreur. Elle faillit hurler mais parvint à se retenir. Elle se sentit perdre pied. Incapable d'aligner deux pensées cohérentes, l'adolescente se dit que la détonation avait du être entendue dans tout le voisinage.

L'homme, dont elle voyait le visage, ne se rendait pas compte qu'il était observé. Il bougea le corps de Tristan, le positionna d'une certaine manière. Ensuite, mit l'arme dans la main droite du truand. Il jeta un dernier coup d’œil sur la scène de crime, ramassa la clé du coffre-fort et descendit les escaliers en courant.

Totalement inconsciente du danger, l'adolescente suivit l'homme en répétant comme une litanie « Tristan, le sang ; Tristan, le sang ; Tristan, le sang... »

A l'étage au-dessus, elle entendit prononcer son nom mais ne réagit pas et continua à descendre. Quelqu'un la tira par le bras. Elle regarda sans le voir, Adam, le jeune frère de Tristan et entendit sans comprendre ses paroles. Il la conjurait de se cacher. Adam avait compris ce qui venait de se passer. Il connaissait l'homme. Il voulut absolument retenir Luan, qui allait se jeter inconsciemment dans ses griffes et probablement subir le même sort que son frère, mais la jeune fille lui échappa des mains. « Tristan, le sang ; Tristan, le sang... » toujours la même litanie. Pas de larmes. Juste une atroce panique figée sur son visage et dans sa voix.

Pendant ce temps-là, l'homme avait refermé le coffre-fort où il avait pris ce qu'il cherchait. Adam paniqua à l'idée de se faire voir et abattre comme son frère. Il lâcha l'adolescente qui avait totalement disjoncté et courut se cacher. Luan, elle, se retrouva face à face avec le tueur. Et tout à coup, en une fraction de seconde, elle le reconnut. Elle sut qui il était. Ce n'était pas possible. Elle ne pouvait y croire. Pas lui ! Non.

Le tueur reconnut également l'adolescente. Ignorant qu'Adam l'avait vu et reconnu de l'étage supérieur, il hésita un instant de trop. Voulut sortir son arme pour abattre ce témoin gênant, et puis renonça. Non. Il ne pouvait pas tuer cette gosse. Il ne pouvait pas aller jusque là.

Ce fût une seconde de trop. Luan, qui connaissait bien la maison des Marcillac et venait de reprendre ses esprits, plongea littéralement dans l'escalier de la cave. Elle savait que dans la dernière cave se trouvait une porte qui donnait sur le jardin. Et du jardin, si elle avait le temps de passer le mur, elle se retrouverait chez le voisin et aurait une chance de s'enfuir.

Effectivement, passant de jardin en jardin en sautant par-dessus les murs, elle parvint au terrain vague non loin de chez elle. Mais pouvait-elle rentrer à la maison ? L'homme savait qui elle était et la retrouverait quand il souhaiterait. Et il devrait la tuer. Elle venait de le voir commettre un meurtre de sang-froid.

- Oh mon Dieu, Tristan ! C'est pas possible ! Pour la première fois depuis la scène atroce, des larmes se mirent à couler. Un sanglot noua sa gorge. Tristan était mort. Abattu comme un chien. Et ce sang, ce sang, ce sang... Elle ne pouvait pas rentrer chez elle. Il fallait qu'elle trouve Axel ou à la limite Harold. Seuls eux pourraient la protéger. Et encore, elle ne voyait pas bien ce qu'ils pourraient faire contre lui, à part le tuer ! Mais on ne tuait pas les gens comme ça. Ce type était un assassin, mais elle ne pouvait pas imaginer qu'il se fasse tuer. Tout comme elle savait que Tristan était un assassin, mais le voir abattre comme ça, comme un animal sauvage. Non.

Tristan n'était pas quelqu'un de bien. Luan ne l'ignorait pas. Pas mal de monde le détestait. Il devenait de plus en plus mégalo. De plus en plus méchant avec tout le monde. Mais ce sang, tout ce sang...

Un flash surgit dans son esprit. Une explosion, du métal chauffé à blanc, du sang, des cris, des hurlements de détresse, des pleurs, une foule en panique... Luan ferma les yeux et tenta d'occulter ce souvenir dont elle ne voulait pas. Ce n'était pas le moment.

A l'heure qu'il était, Harold devait toujours l'attendre. Il devait être furax. Contre elle ou contre Marine, ou sans doute contre les deux. Mieux valait peut-être essayer de trouver Axel. Il l'aiderait ou il calmerait son père et il l'aiderait à lui expliquer ce qui venait de se passer. Axel était le fils préféré d'Harold. Il lui passait tout. Il lui donnait tout.

Elle courait comme une dératée dans les rues désertes. Dépassa la maison de ses parents. Et chance suprême : la BMW d'Axel ! Il arrivait juste pour rentrer chez lui. Oh mon Dieu, c'était trop beau ! Elle était sauvée. Soulagée, la jeune fille traversa la rue en courant, appela Axel, cria au secours, lorsque, tout à coup, ce fut le choc ! L'adolescente, projetée en l'air par une voiture roulant à toute allure, atterrit comme une poupée désarticulée devant le capot de son ami, qui n'eut pas le temps de freiner ni même de réaliser ce qui se passait.

Et ce fût le trou noir.

Âpreté des sons
Tourmente des vents
Mémoire ...
Qui m'oublie, qui me fuit

Jésus ! J'ai peur
Jésus ! De l'heure...
Qui me ramène
A des songes emportés,
A des mondes oubliés, oh

Jésus ! J'ai peur
De la douleur...
Des nuits de veille
Mémoire inachevée,
Qui ne sait... où elle naît

Avant que l'ombre, je sais
Ne s'abatte à mes pieds
Pour voir l'autre coté
Je sais que... je sais que... j'ai aimé
Avant que l'ombre... gênée
Ne s'abatte à mes pieds
Pour voir l'autre coté
Je sais que j'aime, je sais que j'ai...

Jésus ! J'ai peur
Oh ! Jésus ! Seigneur !
Suis-je coupable ?
Moi qui cr
oyais mon âme
Sanctuaire impénétrable

Jésus ! J'ai peur
Jésus ! Je meurs
De brûler l'empreinte
Mais laisser le passé redevenir le passé

(Mylène Farmer, Avant que l'Ombre)

Tristan.

Sa « carrière » avait commencé tôt.

Premier vol de voiture à treize ans.

Pour quel raison ce fils de bonne famille était devenu un truand notoire : nul ne le sait et nul ne le saura sans doute jamais maintenant qu'il n'était plus là pour répondre aux questions. Tristan avait emporté une bonne partie de ses secrets dans la tombe.

Parents aisés ayant tous deux ce qu'il est convenu d'appeler « une bonne situation », bon élève, plutôt joli garçon avec ses cheveux blonds légèrement ondulés, ses yeux bleus et son teint bronzé, Tristan avait toutes les chances de son côté. Les meilleurs lycées lui ouvraient leurs portes. Les amis de ses parents n'attendaient rien d'autre que de lui offrir un stage ou un emploi définitif en rapport avec ses capacités.

Mais non.

Tristan avait préféré « déraper », se démarquer. Il voulait dominer. Devenir chef de gang. C'était compter sans la toute puissante Organisation du Cercle de Tollwut qu'il dérangeait considérablement.

Était-ce lorsqu'il avait commencé à fréquenter Éric ou plutôt lorsqu'il s'était mis en tête de faire partie de la bande d'Axel Kramer ?

Quand est-ce que ces idées de grandeur, cette mégalomanie pathologique avait-elle commencé à germer en lui ?

Qui pourrait l'expliquer maintenant qu'il n'était plus là ? D'ailleurs, aurait-il seulement pu l'expliquer lui-même ?

Tout ce que l'on pouvait dire aujourd'hui, c'était que tant ses complices, que la police et la justice ainsi que la classe politique étaient satisfaits du « suicide » de Tristan.

Le « suicide »

L'enquête avait conclu à un suicide et l'affaire avait été plus ou moins classée. Plus ou moins, parce que pas mal d'éléments n'étaient pas clairs. Mais tant de gens avaient intérêt à ce que le jeune truand disparaisse, y compris sa propre famille, que plus personne ne s'y retrouvait. Les uns pensaient qu'il s'agissait bien d'un suicide, que Tristan n'aurait plus supporté la pression qui pesait sur ses épaules, et surtout le fait d'avoir tué une femme enceinte de sang-froid dans un braquage. Les autres pensaient que l'un de ses complices, voir plusieurs, l'avaient exécuté car il devenait dangereux, de plus en plus gourmand, mégalo... Même ses complices, ses amis en étaient venus à douter les uns des autres. Certains mêmes avaient des soupçons sur les parents de Tristan et Adam.

Et oui. Même eux avaient des raisons de tuer leur propre fils. Il était devenu dangereux, incontrôlable.

Personne ne savait qu'Adam avait vu l'assassin. L'adolescent avait fini par se renfermer complètement sur lui même et sombrer dans l'alcool et la dépression. A cause de la peur. La peur de l'assassin. Luan était morte moins d'une demi-heure après Tristan. Axel Kramer l'avait littéralement réduite en bouillie, preuve qu'il était de mèche avec le tueur.

Même en sachant Axel en tôle, Adam n'osait rien dire et laissait courir les rumeurs. Parce que si Axel avait tué Luan, Luan que pourtant il aimait, le tueur, lui, était toujours en liberté et plus puissant que jamais car à coup sûr il appartenait au Cercle de Tollwut ou faisait partie de ses hommes de main. Même si... Et c'était justement ce “si” qui lui faisait peur.

Marine s'était enfuie avec son fils et n'avait jamais mentionné la présence de l'adolescente dans la maison cette nuit-là. Elle se faisait aussi discrète que possible. Adam la comprenait. Si Axel était dans le coup, Harold devait y être aussi. Et pour qu'Axel qui paraissait aimer sincèrement son amie, et même peut-être sa maîtresse, selon certaines mauvaises langues, tue froidement cette dernière, il fallait vraiment que l'enjeu soit important. Donc, peu courageux, Adam préférait se noyer dans l'alcool. Abandonnant ses études. Sortant jusqu'à pas d'heure. Mis à part physiquement, il ne ressemblait en rien à son frère aîné. Dieu sait pourtant ce qu'il aurait aimé, mais il n'était pas de taille et il le savait. Tristan avait hérité du caractère de leur mère, Adam, lui, n'était qu'un lâche comme son père, et il en avait conscience. D'ailleurs son père, tout comme lui, noyait son chagrin dans l'alcool.

Adam se rappelait de la suite des événements après la mort de son frère. Il avait « découvert » le corps, s'était précipité dans la chambre de ses parents en hoquetant

- Maman, papa, Tristan vite, vite, venez vite !

Puis s'était évanoui.
A son réveil, il était dans son lit, le médecin de famille à ses côtés et des flics grouillaient dans la maison. Par la suite, il devait s'étonner de ce qu'ils n'étaient pas restés longtemps et que le corps de son frère n'avait pas été emporté pour autopsie. Pas de scène de crime. Pas d'interdiction d'entrée. Pas d'hommes et de femmes en combinaison blanche en train de tenter de récolter des indices. Mais à son âge, qu'est-ce qu'il connaissait aux procédures judiciaires, à part ce qu'on en voyait dans les séries télés ?

Dès que la police était partie, la famille et les amis les plus proches étaient venus présenter leurs condoléances.

La nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre dans le quartier et dans les établissements fréquentés par son frère. La nouvelle de la mort de Luan, en revanche, était passée quasiment inaperçue. Et lorsqu'elle avait été connue, personne ne fit le rapprochement entre la mort de l'adolescente et celle de Tristan. Surtout lorsque l'on avait su de quelle manière elle avait été tuée. Pour l'entourage de l'Organisation, Luan « appartenait » à Harold Kramer. Elle avait été tuée par son fils Axel. Et le soir de sa mort, Harold était justement furieux contre elle parce qu'elle n'était pas arrivée à l'heure. Harold, dont on savait dans le milieu qu'il était sans pitié. Luan, dont on savait qu'elle en savait trop pour une gamine autiste et donc aussi incontrôlable que Tristan. On se doutait bien qu'un jour elle finirait par y passer. Personne ne fut surpris de ce qui était certainement une exécution. Pas très discrète, il fallait le convenir. Habituellement, les enfants et les ados appartenant à Kramer, « disparaissaient », mais Kramer était tellement puissant. Et puis, ce n'était pas lui qui s'était retrouvé en prison pour meurtre, mais son fils aîné.

Non. Il valait mieux qu'Adam ne se mêle pas de cela. Après tout, Tristan était mort, il ne pouvait plus rien pour lui, et Luan avait cessé de souffrir. Peut-être était-ce mieux ainsi ?

Adam continua à traîner sa vie, de sorties en soûlographies, incapable de poursuivre ses études, incapable de trouver du travail, incapable même de parvenir à s'inscrire au chômage ou de passer son permis de conduire, recalé au service militaire. Adam, le joli garçon était devenu une épave, rejeté par tous. Mais il se taisait. Et ne faisait donc peur à personne. Il était devenu quasiment invisible.

Ses parents, eux, pleuraient chacun différemment leur fils Tristan. Normal, ils se détestaient. On se demandait ce que ces deux-là faisaient encore ensemble. Ils avaient repris, plus ou moins discrètement les sociétés-écrans de leur fils, aidés en cela par un spécialiste du blanchiment d'argent, ayant fait des études de droit dans l'unique but d'aider les membres de la Bande d'Axel Kramer de violer les lois en toute impunité. Ce petit con prétentieux s'imaginait faire partie de la bande, être accepté par eux. Adam savait qu'il avait tout faux. Kramer et ses complices se servaient de lui et de ses dents qui raclaient le plancher, de son besoin de fric, de reconnaissance et surtout de ses protections. Mais tous le méprisaient. Il n'était rien. Rien qu'un futur étron. Pourtant, il en était pour s'imaginer qu'il aurait pu être l'assassin de Tristan.

Assassinat ou suicide ?

Officieusement on en discutait sec. On soupçonnait l'un et l'autre. Pourtant, se disait Adam, mis à part son témoignage et celui de Luan si elle avait encore été de ce monde, certains détails devaient prouver qu'il ne s'agissait pas d'un suicide. La police devait le savoir. Ses parents devaient le savoir. Mais si elle préférait classer l'affaire, ce n'était pas lui qui remuerait la merde. Oh ça non alors!

Harold Kramer

Sept heures du matin. Comme tous les jours à la même heure, Harold Kramer promenait Red, son Berger allemand avant d'aller prendre son petit déjeuner dans l'établissement de son fils cadet. Comme tous les jours à la même heure, il passait devant la maison où habitaient Luan et ses parents. Comme tous les jours à la même heure, il voyait sortir Léa, la sœur de Luan, accompagnée de sa mère.

Ensemble elles se rendaient à l'arrêt du bus, situé pratiquement en face de leur maison. Ensemble elles prenaient le même bus. L'une descendait au collège, l'autre changeait pour le métro qui la mènerait à son boulot. Comme tous les jours à la même heure depuis près d'une quinzaine d'années, il saluait madame Deville. Comme tous les jours à la même heure, il ne parvenait pas à poser le regard sur la sœur de Luan. L'adolescente le regardait du coin de l’œil. Elle caressait son chien qui lui léchait la main. Elle devait se demander pourquoi il ne lui disait pas bonjour alors qu'il saluait sa mère. Mais quelle importance ? Celle-là ne le connaissait pas. Il n'était pour elle qu'un voisin impoli. Mais Léa ressemblait tellement à sa sœur jumelle, que contempler son visage, surtout ses yeux, lui était insupportable.

Bien sûr, on aurait pu se dire qu'un type comme Harold Kramer, connu pour appartenir à la toute puissante Organisation du Cercle de Tollwut et en être même un des plus hauts dirigeants, pouvait se permettre de ne pas saluer ses voisins. Sa réputation était détestable. Il s'étonnait même que la mère de l'adolescente lui adresse la parole alors que son fils Axel était en prison pour le meurtre de sa fille... mais allez comprendre !

Allez comprendre aussi pourquoi le tout puissant Harold Kramer, après avoir tourné la chose dans tous les sens, tenté de la renier, de lui donner une autre signification, souffrait réellement de la mort de la jeune fille ! Il avait pourtant tout essayé, même de lui en vouloir de s'être ainsi jetée sous les roues d'Axel, de lui en vouloir car sa mort envoyait son fils préféré en prison. Mais rien à faire. Harold était réellement triste. Et pire, il traînait des regrets et même des remords d'avoir ainsi utilisé cette gamine fragile dans ses trafics où elle n'avait que faire. Cette gosse aurait mérité de passer une enfance et une adolescence normale. Et qu'est-ce qu'il avait fait ? Il s'était pointé avec ses gros sabots. Il avait menti à son père, en affirmant que son intelligence, ses « dons », mais surtout son don pour les échecs pouvaient lui rapporter gros. Oh il n'avait pas menti autant que cela. Il avait bien utilisé le don de sa gamine pour les échecs et cela avait effectivement rapporté gros. Mais il l'avait surtout utilisée pour autre chose. Son père lui avait fait confiance. Il était plutôt naïf lui aussi. Comme sa fille, il vivait « dans sa bulle ». Pour lui, Harold était un investisseur. S'il avait été un des pontes de l'Organisation, il ne serait pas en liberté. C'était aussi simple que cela. Il n'avait pas la moindre idée de ses activités illégales. Il ne croyait pas aux rumeurs qui courraient sur lui dans Roquemirail. Il ne voulait pas y croire. Il ne voulait même pas en entendre parler.

Harold fit le tour du square. Il observait Léa et sa mère à l'arrêt d'autobus. Et comme toujours il en revint à Luan. Cette gamine était agaçante. Soit silencieuse. Soit trop bavarde. Elle se mêlait de tout, elle voyait tout, enregistrait tout comme une caméra de surveillance avec le son. Au début il l'avait prise pour une simple d'esprit. Ce n'est que par la suite qu'il réalisa qu'en fait, elle était autiste et surdouée. Elle osait lui dire des choses que personne n'aurait osé lui dire. Elle n'avait aucune notion de hiérarchie. Pour elle, tout le monde était égal. Elle aurait parlé de la même manière à un chef d'état qu'à un clodo. Personne n'avait jamais parlé à Harold Kramer avec cette familiarité, n'hésitant pas à se fâcher ou à le critiquer lorsque quelque chose ne lui plaisait pas. Harold sourit à ses souvenirs. Et à ses regrets. Il n'aurait pas du l'impliquer dans ses affaires. Jamais. D'autant plus que par la suite, Axel et elle...

Bon sang ! Elle était tombée amoureuse d'Axel, et inversement. Axel l'aimait comme un fou. Jamais il ne lui aurait fait du mal. Contrairement à l'image qu'il donnait de lui, Axel était un tendre, incapable de faire du mal à une mouche. La mort de cette gamine l'avait complètement dévasté. Il n'avait même pas cherché à se défendre au procès. Il avait surtout l'air de ne rien comprendre à ce qui lui arrivait.

Harold aurait donné cher pour savoir ce qui s'était réellement passé ce matin-là. Mais impossible. Malgré toutes ses relations, jamais il n'avait pu apprendre quoi que ce soit. La version officielle, la « vérité judiciaire » était qu'Axel aurait foncé sur la gamine, en exprès, pour la liquider, sur ordre probablement de son père, c'est à dire, de lui-même ! Des témoins avaient juré que Harold Kramer était fou de rage sur la gamine qui n'était pas revenue à temps ce matin-là. Et c'était malheureusement vrai. Dans le milieu, le bruit courait qu'il en avait assez de cette gamine incontrôlable. Et il l'avait dit bien souvent, même s'il n'en pensait pas un mot. Bref, aucune preuve contre lui, mais de fortes présomptions qui avaient mené son fils en prison. Même Christian, son second fils se posait des questions, doutait de lui. La justice avait proposé un deal à Axel pour y échapper : faire tomber son propre père en avouant qu'il lui avait donné l'ordre de tuer l'adolescente. Axel avait refusé bien sûr. D'autant plus que c'était faux, archi-faux.

Depuis, Axel perdait sa jeunesse en prison et lui, son père, ne pouvait rien faire pour lui. Il secoua la tête en regardant Léa monter dans le bus. La ressemblance avec sa soeur était extraordinaire, mais certains détails démontraient qu'il s'agissait d'une autre adolescente. Les cheveux : Léa n'aurait jamais coupé ses cheveux auburn, qui retombaient sur ses épaules. Luan avait toujours eu les cheveux coupés courts, comme un garçon. Jamais non plus on ne serait parvenu à lui faire mettre une jupe. C'était toujours jeans et baskets sans chaussettes. Léa portait toujours des jupes et des ballerines. Luan, soit ne parlait pas, soit parlait beaucoup. Léa ne parlait jamais. Luan avait peur des deux-roues au point de ne pas oser monter sur un vélo. Léa se baladait souvent le soir en mobylette avec son frère. Ils se rendaient au piétonnier. Avec son frère David, ils y rencontraient des copains. Mais Léa n'ouvrait pratiquement jamais la bouche. Harold se demanda si Léa et son frère David étaient aussi autistes mais d'un type différent. Il savait que, malgré que l'on ne parlait pas beaucoup de ces choses-là, un collègue du père avait diagnostiqué Luan. Mais il ignorait ce qu'il en était des autres enfants. L'autisme était-il génétique ? L'un des deux parents l'était-il ? A priori, si c'était le cas, Harold aurait penché pour le père, mais si c'était le cas, Luan avait-elle hérité du syndrome de son père ou bien le fait que son père serait atteint de ce syndrome l'aurait-il fait éduquer ses enfants de telle façon qu'ils auraient donné l'impression d'avoir les mêmes troubles ?

C'était bizarre d'ailleurs. Léa et sa soeur Luan étaient jumelles. Léa ne parlait pas ou si peu, pourtant c'était elle qui allait à l'école alors que Luan, cataloguée (diagnostiquée?) autiste, n'était pas scolarisée d'après ses infos. Pourtant elle avait une intelligence bien supérieure à celle de sa sœur et était capable de parler.

Harold haussa les épaules. Quelle importance maintenant ? Seule Luan l'intéressait. Il savait qu'elle aimait énormément son frère David, mais ignorait ce qu'il en était de sa sœur. Elle n'en parlait pratiquement jamais alors qu'elle évoquait souvent son frère. Il n'avait même pas pu assister à l'enterrement. Ignorait même où elle avait été enterrée.

De temps à autres il se demandait si la mort de la jeune fille avait un rapport avec celle de Tristan Marcillac. Il savait par Marine, l'ex-compagne de Tristan, qu'ayant eu une altercation avec ce dernier, elle avait eu peur d'une réaction violente et s'était enfuie en voiture, laissant la gamine avec Tristan. Tristan qui s'était suicidé (ou fait suicider) quelques instants plus tard si l'on tenait compte du timing. Et moins d'une demi-heure après la mort suspecte du jeune truand, l'ado venait se jeter sous les roues d'Axel. Se jeter ? Vraiment ? Axel, qui lui avait juré avoir entendu la gamine hurler son nom et l'appeler au secours. Et le temps d'éteindre sa fichue autoradio qui marchait à fond la caisse, elle s'était retrouvée sous ses roues. Si Axel n'était pas bourré et disait vrai, Luan l'avait appelé au secours. Il n'avait pas eu le temps de le voir, mais avait eu le sentiment que l'adolescente s'était faite percuter par une voiture qui l'avait projetée sous ses roues. Voiture que l'on n'avait jamais retrouvée bien sûr. Tout avait été tellement vite.

Lorsque Axel était sorti de sa voiture, la gamine était gravement blessée à la tête et peut-être ailleurs, elle gémissait. Axel avait cru entendre « Le sang, le sang, le sang... » L'ambulance était arrivée. La police avait arrêté Axel. Et puis tout était devenu opaque. Comme en ce qui concernait le « suicide » de Tristan. Plus rien n'avait filtré.

Harold siffla pour rappeler son chien. Il fallait qu'il arrête de verser dans la sensibilité. Luan était morte point. C'était peut-être mieux pour elle. Ce qui importait maintenant, c'était de sortir son fils de prison. Et le plus vite possible.

La question était : comment ?

« Qu'il me pardonne ou non
D'ailleurs, je m'en fous
J'ai déjà mon âme en peine
Je sui
s un voyou »

(Renaud)

Brandon.

La sonnerie de la porte d’entrée retentit. Brandon soupira, mais ne put se résoudre à lâcher son joystick. Le jeune garçon n’avait pas envie de voir qui que ce soit. Certainement pas la concierge ou les habituelles amies de sa mère qui étaient les seules personnes susceptibles de sonner à cette heure-ci. Brandon Massin avait treize ans.

Brandon.

Un prénom chopé par sa mère dans l'une des nombreuses séries américaines qu'elle regardait en boucle durant son adolescence. Au lieu d'étudier ses leçons. Ou plus simplement, au lieu d'aller au lycée.

C’était un adolescent semblable à beaucoup de garçons de son âge. De taille moyenne, mince et élancé, blond, les yeux bleus, les cheveux toujours en bataille. Chaque jour il tentait à grands renforts de gel de se créer une coiffure à la mode avec ce qui lui restait de cheveux lorsque la tondeuse de sa mère était passée dans sa tignasse. Mais en vain ! Ses épis mal situés l’auraient plutôt fait ressembler à un hérisson. Brandon aurait bien aimé s’offrir de temps à autre une coupe de cheveux branchée, comme le faisaient ses copains. Malheureusement sa mère ne cessait de lui répéter qu’elle n’en n’avait pas les moyens.

- Qu'est-ce que tu t'imagines ? Que tu es né chez les Rothschild ? Le coiffeur, non mais et puis quoi encore ? La tondeuse suffira. Au moins tu ne risqueras pas d'attraper des poux. Tu iras chez le coiffeur quand tu travaillera. Tu n'auras qu'à te le payer toi-même ! Avait-elle coutume de répéter à son fils.

Brandon haussait alors les épaules. Pas né chez les Rothschild ! Il ne savait même pas de quoi sa mère parlait. Qui étaient les Rothschild ? Il demandait simplement quelques malheureuses pièces pour ne plus avoir l’air d’un beauf ! Sa mère était tout de même gonflée. Elle dépensait sans compter l’argent du ménage. Avant le 15 du mois elle devait aller pleurer auprès de son père ou de sa mère si elle voulait nourrir sa famille jusqu’à la prochaine pension de handicap de son père ! Elle empruntait à ses parents de quoi s’acheter le dernier cri en matière de télévision, chaîne hi fi, lecteur DVD, etc., le tout en haut de gamme et dans les meilleures marques évidemment. Il fallait bien épater la concierge et ses copines de la Cité des Oiseaux, et plus particulièrement du quartier des Fauvettes où ils habitaient ! A cause de cela, à partir du 20 du mois on ne mangeait plus à la maison que des pâtes à la tomate, des saucisses frites ou des boîtes de soupe ultra diluée, accompagnée d’une baguette. Brandon, sa jeune sœur Cassandra de trois ans sa cadette ainsi que son petit frère Norbert qui venait d’avoir trois ans portaient les vêtements hérités de leurs frères et sœurs plus âgés, les cinq autres enfants que François, leur père avait eus de ses deux précédents mariages. Jamais les trois enfants n’avaient eu l’occasion de porter des habits neufs. Mais Aline leur mère s'en fichait complètement. Tout ce qui comptait, c'était qu'elle pouvait exhiber aux yeux de tout le quartier des Fauvettes ses appareils audiovisuels dernier cri, qu’elle était la seule à posséder dans le quartier et n’en n’était pas peu fière…

La sonnerie retentit à nouveau, insistante cette fois ci. Brandon sursauta et, de rage balança son joystick sur l’écran de son ordinateur. Son avion venait de se crasher alors qu’il était en passe de réussir sa dernière mission et de passer enfin au niveau supérieur. Le joystick en retombant avait renversé le verre de Coca qui se trouvait sur le bureau. Le soda poisseux dégoulinait sur les boîtes de CD qui traînaient et menaçait le clavier.

- Merde ! Grogna le garçon, en empoignant un sweatshirt qui traînait sur le fauteuil pour éponger la catastrophe avant que sa mère ne revienne. Sans quoi il serait bon pour une nouvelle gueulante, comme celle de ce matin. Brandon soupira en songeant à la scène à laquelle il avait eu droit de la part de sa mère ce matin, à cause de la lettre recommandée envoyée à ses parents par le proviseur de son collège. « Brandon ne travaille pas ! Brandon sèche les cours ! Si une telle attitude persiste, il va falloir prendre des mesures, des sanctions sévères, envisager le renvoi, le signalement à la police, voir à la protection de la Jeunesse… »

- Tu n’as pas honte ! Avait hurlé sa mère, les fenêtres grandes ouvertes, comme pour prendre tout le quartier à témoin de la félonie de son fils. Mais qu'est-ce qu'on va faire de toi à la fin? Tu as déjà treize ans et tu n’es encore qu’en sixième ! Mais, tu ne termineras jamais tes études à ce rythme là. Et en plus je vais avoir des problèmes parce que tu sèches les cours sans arrêt ! Et pourquoi est-ce que tu sèches les cours ? Pour aller voler à la grande surface avec Orlando et sa bande de dégénérés bien sûr ! Sa mère faisait comme à son habitude les questions et les réponses à elle toute seule. Alors à quoi bon essayer de se justifier ? Après un moment, contrairement aux voisins, qui visiblement très intéressés, laissaient traîner leurs oreilles devant les fenêtres grandes ouvertes sur cette belle matinée d’automne, Brandon, lui, avait cessé d’écouter les beuglements de sa génitrice. Elle ne pouvait pas comprendre ce que c’était elle, que de fréquenter la même école qu’Orlando, le caïd du quartier ! Orlando se rendait à l’école quand bon lui semblait et uniquement dans le but de semer la pagaille. Autrement, il n’y mettait jamais les pieds ! Orlando n’avait que quatorze ans, et s’était déjà fait renvoyer un nombre incalculable de fois, avait fréquenté un nombre incalculable d’établissements scolaires, et n’en était pas peu fier.

Cela avait contribué à forger sa légende ! Il allait avoir quinze ans et végétait, lui aussi, toujours en sixième. Il faut dire qu’il avait entamé sa carrière de voyou sur les bancs de l’école primaire, où, déjà Brandon et lui traînaient ensemble. Maintenant, ils se retrouvaient ensemble encore, au collège. Alors que pouvait faire d’autre Brandon que de suivre Orlando lorsque ce dernier s’échappait par une autre sortie après que leurs pères respectifs les aient déposés devant l’école pour être sûrs qu’ils ne sécheraient pas les cours ? Que pouvait-il faire d’autre que l’accompagner au centre commercial pour voler des CD ou des baskets, afin de gagner sa place dans la bande de la Cité?

Brandon savait bien que s’ils n’avaient pas étés voisins et n’avaient pas fréquenté la même école depuis la maternelle, jamais Orlando n’aurait daigné adresser la parole à un nullard comme lui. Il n’y avait rien en lui, qui était susceptible d’attirer le caïd, le chef de la bande de la Cité des Oiseaux. De taille moyenne, ses cheveux blonds taillés en brosse surmontaient de grands yeux bleu myopes. Brandon était censé porter des lunettes, mais jugeant cela néfaste à son look (Orlando et d’autres garçons de la bande lui avaient dit que ses lunettes lui donnaient l’air d’un intellectuel), il avait rapidement cessé de les porter en affirmant à sa mère que sa vue s’était nettement améliorée. Aline n’avait pas posé de questions. Après tout son fils était assez grand pour savoir si oui ou non il voyait bien, et cela l’arrangeait de ne plus devoir dépenser de l’argent chez l’ophtalmologue ni être obligée de racheter une paire de lunettes chaque année. Le jeune garçon plaisait aux filles du quartier qui aimaient le contraste entre ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son teint bronzé. Les filles très jeunes. Celles qui ne se rendaient pas compte que l'ado n'était pas capable d'aligner trois phrases. Les garçons ne le jugeaient pas vraiment digne d’intérêt.

A treize ans, ne sachant pratiquement ni lire, ni écrire et encore moins calculer, sa conversation se limitait aux jeux vidéos et à la musique Techno. Parce qu’en plus de tous ses défauts, Brandon se payait le déshonneur suprême d’aimer la musique Techno dans un quartier où les caïds ne juraient que par le Rap… Son idole, c'était Shaoni. Le roi des nuits de la capitale. Et d'ailleurs.

Lorsque le jeune garçon accompagnait la bande pour un vol dans le supermarché, il se faisait pratiquement toujours épingler par le vigile : il ne prenait même pas la peine de dissimuler la marchandise qu’il dérobait lorsqu’il passait devant le garde à la sortie sans achats. Difficile de faire plus con ! Bien sûr, il amusait la bande, parce que, ce qui se voulait du courage pour leur démontrer qu’il était digne d’entrer dans leurs rangs, n’était en fait rien d’autre que de l’inconscience et de la bêtise. Lorsque Brandon se mettait par exemple à griffer des voitures en stationnement avec un clou, ou à leur arracher les essuies glaces tout seul ! Brandon sentait confusément qu’en réalité, Orlando le tolérait parmi eux par pitié, et ne le poussait à l’accompagner à quitter l’école, que parce qu’il était le seul garçon du quartier au Collège, le seul à oser adresser la parole au caïd, le seul aussi à qui le caïd consentait du haut de sa grandeur à adresser la parole. Il fallait bien rester fidèle à sa légende ! Alors, par la force des choses, et sans qu’aucun lien, qu’il soit fait d’amitié ou d’estime, ne les unisse, les deux adolescents devenaient complices…

Le père d’Orlando recevait de la part du proviseur les mêmes missives que la mère de Brandon au sujet de son fils, mais cela passait au dessus de la carapace de son indifférence. Le père savait qu’Orlando était destiné à mal tourner puisque son grand frère Franco, le précédent chef de la bande de la Cité des Oiseaux, purgeait actuellement une peine de quatre ans de prison pour trafic de stupéfiants, de même qu’il devait bientôt être jugé et probablement à nouveau condamné à une nouvelle peine, pour vandalisme cette fois.

Quelques mois plus tôt, en effet, Franco, en permission de week end et ses amis, dont son jeune frère Orlando, avaient démoli la totalité des voitures garées dans les parkings souterrains de la Cité. Orlando avait été placé durant quelques semaines dans un centre d’éducation surveillée, ce dont il tirait une grande fierté aux yeux des autres gamins. Son premier placement. Après, ce serait la prison, comme son frère, et à ce moment là, il deviendrait réellement un caïd ! Le caïd ! Mais pour l’instant, son avocate avait demandé, et obtenu, l’indulgence du juge en exposant au magistrat la mauvaise influence à laquelle le soumettait son frère, mauvaise influence qui n’existait plus depuis que ledit frère avait été arrêté et emprisonné. Donc, Orlando avait été relâché, mais son père ne se faisait plus aucune illusion quant à l’avenir de son cadet. De toutes manières, il avait autre chose à penser, ne fût-ce que sa partie de cartes quotidienne avec ses amis au café Le Floréal…

Brandon sursauta à nouveau : cette fois on frappait au carreau. Décidément, on avait juré de lui empoisonner sa matinée. Déjà qu’il était resté un temps interminable à ruminer ses idées noires après le départ de sa mère, car cette dernière l’avait enfermé dans l’appartement avant de partir faire des courses à la grande surface avec Cassandra et Norbert. Aline avait prétexté le fait qu’elle n’avait plus confiance en lui et craignait qu’il n’en profite à nouveau pour rejoindre la bande pour quelque bêtise ou ne se fasse à nouveau pincer pour vol par le vigile du supermarché.

- Comme çà au moins, je peux faire mes courses tranquillement, sans avoir peur que tu ne sois en train de mijoter l’un ou l’autre mauvais coup ! Avait-elle lancé avec force.

Après avoir donné des coups de pieds dans les portes et déchiqueté les magazines de sa mère ainsi que le journal de son père, Brandon s’était calmé et avait entamé une partie de jeu vidéo, songeant à part lui, que sa mère était bien naïve et qu’il ne restait pas parce qu’elle l’avait enfermé à clé : il pouvait très bien sortir par la fenêtre du rez-de-chaussée s’il en avait envie ! Non, s’il restait, c’était tout simplement parce que sa mère venait de lui offrir un nouveau jeu vidéo, dans l’espoir qu’il déserte un peu moins l’appartement et qu’elle ait un peu moins de problèmes avec lui.

Mais cette sonnerie intempestive venait tout gâcher, en l’irritant et le replongeant à nouveau dans ses idées noires !

La fenêtre s’entrouvrit et la tête de Marine, sa petite voisine apparut. La petite fille pénétra dans l’appartement, bientôt suivie par son frère Tristan. Les deux enfants avaient respectivement quatre et cinq ans. Ils habitaient l’appartement d’à côté. Cela ne faisait pas très longtemps qu’ils avaient emménagé, mais les petits avaient déjà sympathisé avec Brandon qui, étrangement, avait toujours eu de très bons contacts avec les tout jeunes enfants. Brandon était souvent entré chez les parents des deux petits. Nathalie, la mère, était une jeune femme d’une trentaine d’années, quelque peu excentrique et évaporée. Elle était serveuse la nuit dans une boîte, et sa manière de s’habiller ainsi que de se comporter lui avait vite valu dans le quartier une réputation d’entraîneuse, pour ne pas dire de P... pour les plus médisants. Elle portait des talons hauts, des tailleurs, se maquillait outrageusement et était plutôt prétentieuse, voir même un peu vulgaire. Ses manières choquaient un peu les gens simples de la Cité qui ne l’appréciaient guère.

Brandon laissa entrer ses petits voisins qu’il aimait beaucoup. Il leur proposa à boire et leur offrit des biscuits. Ensuite, il s’assit sur le canapé à côté des deux petits en grignotant des cookies au chocolat.

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